1765-05-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Théodore Tronchin.

Mon cher Esculape, vous êtes entouré de vos dévots et dévotes qui acourent dans votre temple d'Epidaure.
Je mêle mes vœux aux leurs, mais je vous importune le moins que je peux. Je soufre sans me plaindre touttes les misères attachées à la décadence de mon âge, et à la faiblesse de ma constitution. La résignation vaut mieux que la prière.

Madame la duchesse Danville arrive. Je vous supplie de luy présenter ma lettre, et de faire valoir auprès d'elle tous les sentiments d'attachement et de respect que je luy conserverai tant que je serai en vie. Mon extrême faiblesse ne me permet pas d'aller à Genève. Si je pouvais y aller, ce serait assurément pour elle et pour vous.

Tâchez d'avoir le temps de m'instruire en deux mots si madame la duchesse de Chatillon vient dans votre temple. Toutte ma petite famille vous encense avec moy, mon cher Esculape.

V.

J'aprends dans le moment, qu'un homme qui était chargé de deux grands ministères, les va quitter. Il restera toujours très grand seigneur. Je vous demande en grâce de me dire si vous croyez cette nouvelle. Je vous garderai le secret.

Il vient de m'arriver quelque chose de fort plaisant. Je vous ai écrit mon billet à plusieurs reprises. Je venais de me promener au grand soleil, la tête m'a tourné, j'ai été demi heure sans savoir ce que je faisais. Je me suis fait vomir un peu, j'avais pris de la casse le matin. Je me suis trouvé sans idée. J'ai voulu achever le dernier article de ma lettre et je n'ai pu en venir à bout. Mon pouls était fort élevé, j'avais une petite sueur, et ma vue était fort affaiblie.

Remarquez bien l'endroit de ma Lettre que j'ai sousligné; j'avais mis deux mots qui ne signiaient rien du tout, c'était Enolph, alnorph. Je voulais absolument continuer ma phrase, et je n'en pouvais venir à bout. J'ai pris le parti de me mettre dans mon lit, j'ai bu quelques goutes d'eau fraîche. Enfin, je suis revenu à moi, et j'ai été fort étonné de mon Enolph alnorph. Je l'ai fait éffacer proprement, et j'ai mis quelque chose de raisonnable à la place; mais ce n'a pas été sans peine. Cela me fait voir combien l'homme est peu de chose et que nos idées ne dépendent pas plus de nous que nôtre digestion. Mais il y a longtemps que j'en étais convaincu.

Crescere seintimus pariterque senescere mentem.