25e fév: 1765au château de Ferney
J'ai été touché, Monsieur, de vôtre Lettre du 12e fév: On m'a dit que vous êtes dévot, cependant je vs vois de la sensibilité et de l'honnètêté.
Vs m'apprenez que vs avez été taillé de la pierre il y a douze ans. Je vs félicite de vivre si vs trouvez la vie plaisante. J'ai toujours été affligé que dans le meilleur des mondes possibles, il y eût des cailloux dans les vessies, attendu que les vessies ne sont pas plus faittes prêtre des carrières que des lanternes; mais je me suis toujrs soumis à la providence. Je n'ai point été taillé, j'ai eu et j'ai ma bonne doze de mal en autre monnoie; chacun a la sienne, il faut savoir souffrir et mourir de toutes les façons.
Vs me mandez qu'on a imprimé je ne sais quelles Lettres que je vsécrivis il y a plus de trente années. Vs m'aprenez qu'elles étaient tombées entre les mains d'un nommé Vaugé qui n'en peut répondre attendu qu'il est mort. Si ces lettres ont été son seul héritage, je conseille aux hoirs de renoncer à la succession. J'ai lu ce recueil, je m'y suis ennuié; mais j'ai assez de mémoire dans ma soixante et douzième année pr assurer qu'il n'y a pas une de ces lettres qui ne soit falsifiée. Je défie tous les Vaugé morts ou vivants, et tous les éditeurs de rapsodies de montrer une seule page de ma main qui soit conforme à ce qu'on a eu la sottise d'imprimer.
Il y a environ cinquante ans qu'on est en possession de se servir de mon nom. Je suis bien aise qu'il ait fait gagner quelque chose à de pauvres diables. Il faut que le pauvre diable vive, mais il faudrait aumoins qu'il me consultât pr gagner son argent plus honnêtemt.
Vs m'apprenez, Mr, que l'auteur de l'année Littéraire, a fait usage de ces lettres, vs ne me dites pas quel usage, et si c'est celui qu'on fait ordinairemt de ses feuilles. Tout ce que je peux vs répondre, c'est que je n'ai jamais lu l'année littéraire, et que je suis trop propre pr en faire usage.
Vs craignez que l'impression de ces chifons ne me fasse mourir de chagrin. Rassurez vous, j'ai de bons parents qui ne m'abandonnent pas dans ma vieillesse décrépite. Madlle Corneille, bien mariée et devenue ma fille, a grand soin de moi. J'ai dans ma maison un jésuite qui me donne des leçons de patience; car si j'ai haï les jésuites lorsqu'ils étaient puissants et un peu insolents, je les aime quand ils sont humiliés. Je ne vois d'ailleurs que des gens heureux et celà ragaillardit. Mes paÿsans sont tous à leur aise, ils ne voient jamais de huissiers avec des contraintes. J'ai bâti come Mr de Pompignan une jolie Eglise où je prie Dieu pr sa conversion et celle de Catherin Fréron. Je le prie aussi qu'il vs inspire la discrétion de ne plus laisser prendre des copies infidèles des lettres qu'on vsécrit. Portez vs bien. Si je suis vieux vs n'êtes pas jeune. Je vs pardonne de tout mon cœur vôtre faiblesse; j'ai pardonné dans d'autres jusqu'à l'ingratitude; il n'y a que la méchanceté orgueilleuse et hippocrite qui m'a quelquefois ému la bile; mais àprésent rien ne me fait de la peine que les mauvais vers qu'on m'envoie quelquefois le Paris.
J'ai l'honneur d'être comme il y a trente ans, Mr, vôtre eta.