Genève le 12 février 1765
Mon très cher et trés honorè Père!
J'ai reçu la Lettre que vous m'avés fait l'honneur de m'écrire le 22e Janv. par Mr le Marquis de Villette que je n'ai pas encore pu voir, ne sçachant où il loge.
C'est un homme qui a aporté la Lettre au Comptoir pendt que je n'y étois pas.
Si Mr Le Marquis n'a pas encore vu Mr De Voltaire, ce sera moi qui le pourrois mener chès lui parceque j'y ai été il y a eu Dimanche passè 15 jours. Je vais vous raconter ma Visite. C'est avec 2 de mes Amis & Mr Battier que j'y suis allé en Cabriolet, que nous avions loué entre nous 4.
Lorsque nous sommes arrivés à Fernex, mes 3 Amis m'ont attendu au Cabaret du Village, pendant que moi je montai au château, où on va par une longue avenue, dans la quelle je marchois d'un Pas grave & lent, mettant mon Esprit à la Torture pr en tirer un Compliment digne de Mr Voltaire. Arrivé à la Cour du château, je rencontrai une femme de Chambre (en Déshabillé de Satin) à laquelle je demandai si Mr De V: étoit visible. Elle me répondit qu'elle croyoit qu'il dormoit encore, mais que je n'avois qu'à m'adresser au secréte qui étoit dans la salle à manger; j'y entrai & ne trouvai qu'une 15e de fauteuils tout en Désordre par le Milieu de la Chambre, q̲q̲u'uns même étoient renversés par Terre, mais ce qui me fit le plus de Plaisir, ce fut un bon feu de Cheminée. Je pris un fauteuil & m'assis devant la Cheminée pr me chauffer en attendt que l'on vint. Je restai là pendt8 ou 10 Minutes, lorsque j'entendis un Pas d'Ours qui venoit du Côté de la chambre, & je vis entrer un gros Valet avec un long Balai à la Main. Je me levai & lui demandai si je pourrois avoir l'honneur de voir Mr d.V. Il me dit qu'il ne croyoit pas, & je luy dis s'il vouloit avoir la Bonté de lui dire que c'étoit le jeune B. de Basle qui voudroit avoir l'honneur de lui rendre ses Devoirs. Il me dit qu'il alloit le dire au secréte; Voyant qu'on me répétoit si souvent le Nom de secrétaire, je m'imaginai que j'allois voir un homme considérable; pendant ce Tems j'entendis le valet qui disoit au sece, Monsieur, il y a là un petit Corps qui demande à voir Monsieur, il dit qu'il se nomme, Ber, Bro, Bru. Ah! je ne me souviens pas de son Nom, venès lui parler vousmême. Je vous avoue que je tremblois de tout mon Corps quand j'entendis ces Paroles car d'ordre ces Mrs là sont bien plus farouches que leurs Maitres même. Il arriva enfin cet homme si redoutable, & me fit tomber des Nues à son aspect. Le Compliment que je lui avois préparé se changea en une Envie de rire si forte que j'eus beaucoup à la contenir. En voicy le Portrait d'aprés la Nature. C'est un jeune homme de 17 à 18 ans. Sa Physionomie ressemble, comme on dit à Bàle, à un geprügelter Dreck1. Il avoit les Cheveux noir & de chaque Côté de sa Tête une seule Papillotte. Tout cela étoit couvert d'un Bonnet de Nuit assès sale. Il avoit une Veste bleue doublée de flanelle, qui n'étoit pas boutonnée, des Coulottes de Peau jaune, dont les longues Jarretiêres lui tomboient jusqu'à moitié Jambes. Ses Bas n'étant point attachés tomboient sur sa Jambe. Enfin ses souliers non bouclés terminoient son ajustement. Je saluaï ce majestueux Secre& lui dis que j'étois le je B. de Be qui souhaiteroit avoir l'honneur de faire sa Révérence à Mr De V. Il me dit: ah! Monsieur, je ne crois pas que Mr puisse vous recevoir actuellemt, il sera sûremt incommodé. J'insistai fort pr qu'il allât voir, & il alla à la fin, & revint me dire que Mr m'attendoit. J'entrai en tremblant dans la Chambre & quand je fus au milieu de la Chambre, mr De V. se leva sur son lit & s'écria! Comment! Voilà donc ce cher Enfant, ah! qu'il est gentil, mignon, venés donc, mon petit Coeur, embrassés moi donc mon petit Chat. Je voulois lui dire le Compliment qui m'avoit tant coûté de fatigue, mais il ne m'en donna pas lea Tems. Voicy l'Entretien que nous avons eu ensemble.
De V. Eh! dites moi, mon Coeur, êtes vous venu seul?
B. Non Monsieur, je suis venu avec 3 de mes amis.
De V. Vous avès donc des amis!
B. Oui! Monsieur, du moins en Appce.
De V. Ah, Ah, & combien en avès vous?
B. Deux Douzes envon Mr.
De V. Comment, Diable, deux Douzes, mais c'est effroiable cela. Ah, à propos voulès vous prendre q̲q̲ue chose? & se tournant vers son Secre, Faites déjeuner ce cher Enfant. Vous dinerés avec nous, n'est ce pas?
B. Mr, Je suis pénétré de vos Bontés, mais je suis mortifié de ne pouvoir les accepter ayant promis à mes Amis de les rejoindre bientôt voulant ètre en Ville avant Diner.
De V. Oh! cela est fâcheux. Eh bien une autre fois vous n'avès qu'à venir déjeuner, diner, goûter, coucher avec nous, regardès ma Maison comme la vre, nous aurons soin de vous toutes les fois que vous viendrés. Mais, comment pourrions nous vous amuser? vous n'aimés pas la Messe apparement.
B. Non Monsieur, je . . . . .
De V. Ni moi non plus, je n'y vais jamais, je suis vieux, je suis malade, je prie Dieu au fond de mon lit. Ah ça, faites lui voir mes Jardins, cela l'amusera.
Je lui fis une profonde Révérence & rejoignis mes amis. Il m'a recommandè 2 ou 3 fois de vous assurer de ses Respects. Voicy, mon cher Père, V/C, Mr Beaumont m'a fait entendre qu'il lui étoit plus commode de tirer sur vous, je n'ai pas insisté. On tirera Vendredy prochnà 8 j. de vue.
J'ai l'honneur d'être avec un profond Respect & un parfait Dévouemt
Mon très cher Père!
Votre très humble & très obb. servr& Fils
Em. Bernoulli