21e Juill: 1764 à Ferney
Ma main me refuse le service aujourd'hui, Monseigneur, attendu que mes yeux sont affligés de leur ancienne fluxion; ainsi mon héros permettra que je reprenne ma charge de dictateur.
Il m'a été absolument impossible d'aller à Genêve faire ma cour à Mr le Duc De Lorges. Vous savez d'ailleurs que je n'aime à faire ma cour qu'à vous.
Mr Le Duc de Virtemberg n'est point allé à Venise comme on le disait; il reste chez lui pour mettre ordre à ses affaires, ce qui ne sera pas aisé. Son frère est toujours mon voisin, et mêne la vie du monde la plus philosophique. Quoi que les finances de la France soient encor plus dérangées que celles du Virtemberg, il parait cependant qu'on a beaucoup de confiance dans le nouveau ministère. Mr De La Verdy fait assurément mieux que ses prédécesseurs, car il ne fait rien du tout, et celà donne de grandes espérances.
Je crois actuellement Mr De Lauraguais jugé; vous croiez bien que je m'intéresse au bienfaicteur du théâtre, il l'a tiré de la barbarie; et s'il y a aujourd'hui un peu d'action sur la scène, c'est à lui qu'on en est redevable. Avec tout celà, on peut fort bien avoir tort avec sa femme et avec soi même, j'ai peur qu'il ne soit dans ce cas, et qu'il ne soit ni sage, ni heureux.
J'ai toujours eu envie de prendre la liberté de vous demander ce que vous pensez de l'affaire de Mr De Lalli; on commence toujours en France par mettre un homme trois ou quatre ans en prison, après quoi on le juge. En Angleterre il n'aurait du moins été emprisoné qu'après avoir été condamné, et il en aurait été quitte pour donner caution, comme dans la comédie de L'Ecossaise. La Bourdonnais fut quatre ans à la Bastille, et quand il fut déclaré innocent, il mourut du scorbut qu'il aurait gagné dans ce beau château.
Je ne sais si j'ai eu l'honneur de vous mander que Mr Fargez, maître des requêtes, en opinant dans l'affaire des Calas, avait dit en renforçant sa petite voix, qu'il fallait faire rendre compte au parlement de Toulouse, de sa conduite inique et barbare. Mr D'Aguesseau trouva l'avis un peu trop ferme; ouï, Mess rs, reprit mr Fargez, je persiste dans mon avis, ce n'est pas icy le cas d'avoir des ménagements. Voilà tout ce qui est parvenu dans ma profonde retraitte.
On me parle beaucoup de vos landes qu'on a voulu défricher, et de vôtremer qu'on a voulu déssaller; je ne croirai ni l'un, ni l'autre que quand vous aurez daigné me dire si la chose est vraie. Ces deux entreprises me paraissent également difficiles, je souhaite nonseulement que vous déssaliez l'océan et la Mediterranée, mais que vous fassiez cette expérience sur cent vaisseaux de ligne.
Vous savez, Monseigneur, que j'ai eu la hardiesse de vous demander si dans la Saintonge et L'Aunis, les huguenots ont des espèces de temples. Je vous demande bien pardon d'être si questioneur. Daignez recevoir avec vôtre indulgence ordinaire mes questions, mon tendre respect, et mon inviolable attachement.