1764-03-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Étienne Noël Damilaville.

Mon cher frère, je reconnais vôtre cœur au zèle et à la douleur que l'intérêt d'un ami vous inspire.
Vous avez l'un et l'autre une belle âme. Mais rassurez vous, vôtre ami n'a certainement rien à craindre de la rapsodie dont vous me parlez. Quand même cette satire aurait cours pendant huit jours, ce qui peut bien arriver, grâce à la malignité humaine, la foule de ceux qui sont attaqués dans cette rapsodie ferait cause commune avec Mr Diderot, et cette satire ne lui ferait que des amis. Mais encor une fois ne craignez rien; on m'écrit que cet ouvrage a révolté tout le monde. L'auteur n'est pas adroit; quand on veut nuire dans un ouvrage, il faut qu'il soit bon par lui même, et que le poison soit couvert de fleurs. C'est icy tout le contraire.

Il est vrai que l'auteur a des protecteurs, mais les protecteurs veulent être amusés, et ils ne le seront pas. L'ouvrage sera oublié dans quinze jours, et le grand monument qu'érige Mr Diderot doit faire à jamais l'honneur de la nation. J'attends l'enciclopédie avec l'impatience d'un homme qui n'a pas longtemps à vivre, et qui veut jouir avant sa mort. Plût à Dieu qu'on eût imprimé cet ouvrage en pais étranger! Quand Saumaise voulut écrire librement, il se retira en Hollande; quand Descartes voulut philosopher il quitta la France; mais puisque Mr Diderot a voulu rester à Paris, il n'a d'autre parti à prendre que celui de s'enveloper dans sa gloire et dans sa vertu.

Il est bien étrange, je vous l'avoue, que la police souffre une telle satire, et qu'on craigne de publier la Tolérance; mais rien ne m'étonne, il faut savoir souffrir, et attendre des temps plus heureux.

On dit que L'abbé de La Tour Dupin est à la Bastille pour les affaires des jésuites. C'est un parent de Mlle Corneille, devenu made Dupuits. C'est lui qui sollicita si vivement une Lettre de cachet pour ravir à Mlle Corneille l'asile que je lui offrais chez moi. Où en serait cette pauvre enfant, si elle n'avait eu pour protecteur que ce mauvais parent? Mon cher frère, les hommes sont bien injustes; mais de toutes les horreurs que je vois la plus cruelle à mon gré, et la plus humiliante, c'est que des gens qui pensent de la même façon sur la philosophie, déchirent leurs maîtres ou leurs amis. On est indigné quand on voit Palissot insulter continuellement mr Diderot qu'il ne connaît pas, mais je suis bien affligé quand je vois ce malheureux Rousseau outrager la philosophie, dans le même temps qu'il arme contre lui la religion. Quelle démence et quelle fureur, de vouloir décrier les seuls hommes sur la terre que pouvaient l'excuser auprès du public, et adoucir l'amertume du triste sort qu'il mérite!

Mon cher frère, que je plains les gens de Lettres! Je serais mort de chagrin si je n'avais pas fui la France. Je n'ai goûté de bonheur que dans ma retraitte. Je vous prie de dire à vôtre ami combien je l'estime, et combien je l'honore. Je lui souhaitte des jours tranquiles; il les aura puisqu'il ne se compromet point avec les insectes du Parnasse qui ne savent que bourdonner et piquer. Mon ambition est qu'il soit de l'académie; il faut absolument qu'on le propose pour la première place vacante. Tous les gens de Lettres seront pour lui; et il sera très aisé de lui concilier les personnes de la cour, qui obtiendront pour lui l'aprobation du Roi. Je n'ai pas grand crédit, assurément, mais j'ai encor quelques amis qui pouront le servir. Notre cher ange Mr d'Argental ne s'y épargnera pas.

Je vois bien, mon cher ami, qu'il est plus aisé d'avoir des satires contre le prochain, que d'avoir le mandement de Christophe, et le livre intitulé Il est temps de parler.

Je vous embrasse de tout mon cœur. Ecr: L'inf: