1763-12-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Joseph Thoulier d'Olivet.

Mon cher Doïen, car Mr le Mal De Richelieu n'est que le Doien des agréments, et vous êtes le Doien de L'académie, je vous souhaitte des années heureuses depuis 1764 jusqu'à 1784.
Pour moi je n'espère que peu de jours; vous savez qu'il a plu à Dieu de me faire d'une étoffe très faible et très peu durable. Je ne me suis jamais attendu à parvenir jusqu'aux soixante et dix ans dont j'ai l'honneur d'être affublé. Je m'attendais encor moins à passer gaiment ma vie entre le mont Jura et les alpes, entre la nièce de Corneille et un Jesuite qui s'est avisé d'être mon aumônier. Je suis bien aise de vous dire que je mêne dans mon petit château la plus jolie vie du monde, et que je n'ai été véritablement heureux que dans cette retraitte. Madlle Corneille a été très bien mariée; toute sa famille est chez moi, on y rit du matin au soir. Son oncle est tout commenté et tout imprimé. On criera contre moi, on me trouvera trop critique, et je m'en moque; je n'ai cherché qu'à être utile, et pour l'être il faut dire la vérité. Quinconque veut critiquer tout est un Zoïle, quiconque admire tout est un sot. J'ai tâché de garder le milieu entre ces deux extrèmités, et je m'en raporterai à vous.

Made Denis, mon cher Doien, vous fait bien ses compliments, et moi je vous fais mes condoléances. Je pense avec chagrin que nous ne nous reverrons plus. Je suis devenu si nécessaire à ma petite colonie, que je ne puis plus la quitter, et probablement vous ne sortirez point de Paris. Soiez y aussi heureux que la pauvre nature humaine le comporte. Consolez moi par un peu de souvenir du chagrin d'être loin de vous, c'est la seule peine d'esprit dont je puisse me plaindre. Je ne vous écris pas de ma main, attendu qu'une grosse fluxion me rend aveugle depuis six mois. Me voilà comme Thiresie, mais je n'ai pas sçu les secrets des dieux comme lui, quoi que je les aie cherchés longtemps. Adieu mon très cher Doien.

V.