1763-10-16, de — de Valbene à Voltaire [François Marie Arouet].

J'ai vu avec surprise, monsieur, dans votre Supplément à l'Essai sur l'histoire générale, que plusieurs de vos anecdotes ont été contestées, entre autres, celle de l'homme au masque de fer.
Vous citez, pour l'appuyer, une lettre du seigneur de Palteau. J'ai des preuves beaucoup plus fortes à vous offrir. Comme j'ai été à portée de m'instruire de tout ce qui regarde cet homme extraordinaire, vous ne serez peut-être pas fâché d'apprendre ce que j'ai pu recueillir dans le lieu même de sa détention.

Le masque de fer fut d'abord conduit à Pignerol, où m. de Saint-Mars était commandant. Cet officier ayant eu la lieutenance du roi de Sainte-Marguerite, emmena avec lui son captif, qui y resta jusqu'en 1698, temps où il fut fait gouverneur de la Bastille. On montre encore au château la chambre que le célèbre infortuné occupait. Madame la margrave de Bareith, votre illustre amie, passa exprès, en 1757, de Cannes à Sainte-Marguerite, pour la voir.

L'anecdote du pécheur et de l'assiette d'étain, racontée par m. Riouffe, mort depuis plus de dix ans, m'a été confirmée par plusieurs vieillards du pays. Une dame qui vivait encore en 1759, et qui avait près de cent ans, madame Cassis de Cannes, femme d'un officier invalide, m'a conté qu'elle obtint de m. de Saint-Mars, la permission de faire sa révérence au masque de fer avant son départ pour Paris. Le masque était dans l'appartement du commandant prêt à s'embarquer; il la reçut avec beaucoup de bonté, tira son gant, et lui toucha dans la main. C'était, dit-elle, la peau la plus unie et la plus douce, une main de femme.

Il y a une tradition dans le pays, qu'on avait proposé à une dame de Grasse, d'une vertu reconnue et d'un âge un peu avancé, de s'enfermer avec lui pour le servir. On lui promettait de payer la perte de sa liberté par des récompenses et des appointemens considérables. Cette tradition, aussi générale que peu fondée, selon moi, peut avoir pris sa source dans le goût que le prisonnier avait pour la parure, et dans l'opinion où le peuple était alors que c'était une princesse.

Lorsqu'on le transféra à Paris, en 1698, on prit une litière. Arenne, voiturier de Rie, loua la sienne. Il racontait que m. de Saint-Mars lui avait ordonné très expressément, de ne point regarder le masque, et de se tourner du côté opposé; mais, malgré cette défense, il cherchait toujours quelques prétextes pour avoir le moyen de l'observer. Ce que cet Arenne disait sur sa taille, et sur tout le reste, était entièrement conforme à ce que vous avez dit dans votre histoire aussi élégante que vraie de Louis XIV.

J'ai l'honneur d'être, etc., etc.