1763-10-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Grâce Bosc Du Bouchet, comtesse d'Argental.

Puisque mes anges me mandent que les ennemis de la gazette littéraire ont pris le parti d'aller à la campagne, voici une petite note pour cette gazette.
Elle pourra amuser mes anges. Mr Arnaud étendra et embellira mon texte; je me borne à donner des indications.

Je répète à mes anges qu'il doit m'être arrivé un paquet d'Angleterre à mr le duc de Praslin. Si on ne me fait pas parvenir mes instruments, avec quoi veut on que je travaille? On ne peut pas rendre des briques quand on n'a point de paille, à ce que disaient les Juifs, quoique je n'aie jamais vu faire de briques avec de la paille.

Mais qui donc sera honoré du ministère de la typographie? Mr de Malesherbes n'avait pas laissé de rendre service à l'esprit humain en donnant à la presse plus de liberté qu'elle n'en a jamais eu. Nous étions déjà presque à moitié chemin des Anglais, car nous commencions à tâcher de les imiter en tout, mais nous sommes bien loin de leur ressembler.

J'ai toujours oublié de réfuter ce que mes anges disent de la dame libraire de l'Académie. Elle ne devait pas, en convolant en secondes noces, violer le dépôt que les Crammer avaient remis entre ses mains. Un libraire peut aisément faire banqueroute pour avoir imprimé des livres qui ne se vendent point; mais un argent dont on est dépositaire n'est pas un objet de commerce. Ainsi il me paraît que les Crammer ont très grande raison de se plaindre. Manger l'argent d'autrui, et donner en paiement des livres, dont personne ne veut, est un étrange procédé.

Quoi qu'il en soit, le Corneille devrait déjà être imprimé, et il ne l'est pas. Ce n'est pas moi, assurément, qui suis en retard, vous savez que je vais toujours vite en besogne. J'aurais fait imprimer le Corneille en six mois, si je m'étais mêlé de la presse. Je songe toujours que la vie est courte, et qu'il ne faut jamais remettre à demain ce qu'on peut faire aujourd'hui. J'espère pourtant que vous aurez pour vos étrennes le recueil des belles et des détestables pièces de Pierre Corneille.

Mr de Chauvelin l'ambassadeur prétend que je dois lui faire confidence de quelque chose pour le mois d'avril. Je lui ai répondu que, si je lui ai promis pour le mois d'avril, je lui tiendrai parole dans ce temps là. Vous m'avouerez qu'un ministre n'a pas à se plaindre quand on observe fidèlement les traités à la lettre.

Votre petite conjuration va-t-elle son train?

Respect et tendresse.

V.