Si je n'avais, Monsieur, un droit acquis sur vos bontés par 25 ans d'attachement et de reconnaissance les plus épurés, si vous ne m'aviés même presque pas gâté par tant de marques d'amitié dans ma jeunesse et pendant mes voyages de long cours, je prendrais votre silence pour un de ces revers aux quels nos tristes humanités sont si sujettes; mais je connais trop la trempe de votre âme pour la confondre avec les autres, et quoique vous ayés laissé plusieurs de mes lettres sans réponse à l'Amérique, j'aime mieux croire qu'elles ne vous sont pas parvenuës que de me persuader que vous m'avés oublié.
Depuis 13 ans que je suis retourné dans ces climats que l'immortel Colomb, le plus grand des hommes, tira comme du néant, non sans doute dans l'intention de m'y faire placer Procureur de Sa Mte T. Ch., encore moins pour en sacrifier les infortunés naturels aux crimes des Espagnols, je n'ay reçu de vous aucune nouvelle que par la voix publique. J'étais sans doute bien adressé pour en avoir, puisque tout l'univers parle de vous et s'intéresse à vos jours; mais mon cœur n'a pu s'accoutumer à l'idée de n'être point assuré par vous même que vous l'aimiés toûjours.
Il est vray que sept années de guerre, dans le cours de laquelle nous n'avons pas joué sur mer le premier rôle, ont cruellement intérompu toutes les correspondces de st Domingue. Passe encore, comme vous me l'observiés dans la guerre de 1744, que les Anglais prennent nos vaisseaux, mais les témoignages de l'amitié devraient être sacrés de toutes les nations et sous la sauve garde du droit des gens, s'il est aujourd'huy des droits respectés. Je vous ay donc écrit plusieurs fois par des vaisseaux qui sont chés les Anglais. Il n'en doit pas être demême de ma dernière que je fis mettre à la poste à peu près vers le milieu du mois de juillet dernier à Bordeaux, où je venais d'arriver le 9 après avoir traversé des mers immenses pendant 45 jours. Peu s'en est falu que nous n'ayons péri sur les côtes de France, dont nous nous comptions à près de 100 lieues, lorsque nous n'en étions qu'à vingt. Voilà mon 4e voyage avec de très bons capitaines, mais je puis vous assurer qu'il en est des marins comme des médicins: Ils travaillent à tâtons les uns et les autres, et le hazard, ce je ne sçais quel être qui jouë dans notre monde un si grande rôle, à qui la Providence suprême laisse la liberté de faire tant de prodiges inconséquents, fait autant arriver de navires à bon port qu'il a tiré de malades d'affaire.
Je suis jaloux de tenir de vous même si ma lettre ne vous est pas parvenuë. Je vous y marquais que je revenais encore sur un congé de la cour avec une santé vivement altérée par une suite presque continuelle de maladies violentes, auxquelles j'ay toûjours résisté, quoiqu'avec un tempérament délicat. Je l'ay payé bien cher par la révolution qui s'est faitte chés moi; à peine pourriés vous me reconnaître. Ce ne sont plus ces traits n'y ces yeux sur lesquels je comptais trop alors auprès de la belle Gaussin, et qui trop souvent ont fait les charmes et les malheurs de Marie; il ne m'en reste que le songe. Ce n'est plus celui que vous ne nommiés que votre cher enfant, à qui vous ne donniés d'autre nom dans vos lettres, et je ne vous raporte rien de moy, que les mêmes mœurs et le désintéressement dont je suis toûjours idolâtre. Vous les sçavés, né sans ambition, comptant les honneurs pour rien, n'ayant jamais versé de larmes sur la différence de mon sort avec celuy dont jouissait autres fois ma famille dans ce parlement, j'ay préféré dans les places que j'ay rempli à st Domingue le plaisir de faire des heureux où des ingrats à celuy d'accroître ma fortune. Satisfait de celle, toute modeste qu'elle est, que mon mariage et ma place de procureur du Roy m'ont donné, je mettray mon bonheur à la conserver avec Sagesse à deux jeunes enfants que j'ay d'une femme de 19 ans, vielle de mérite et que j'ay laissée chez son père jusqu'à mon retour.
Tel est l'extrait du compte que je vous devais, et que je vous ay rendu de ma conduite et de ma position aussitôt mon arrivée. La reconnoissance et l'amitié, ces vertus que vous m'avés fait adorer par les charmes dont vous surchargiés leurs atrais naturés, sont toujours mes idoles; J'en ay suivi le culte dans mes voyages, et c'est, malgré la perversité des hommes, le délire le plus pur dont j'ay joüi. Le rapel à mon cœur de tant de bontés dont vous m'aviés distingué vivait sans cesse dans mon âme, et comme j'avais dans mon cabinet toûjours près de moy votre portrait que vous me donnâtes en 1751 prêt à repassez à st Domingue avec cette inscription de votre main: Amico De Marigny, amicus de Voltaire. Un jour que j'en fixais les traits, des larmes de tendresse s'échapèrent de mes yeux au souvenir des mers immenses qui me séparaient de vous et de ma patrie; j'embrassay Votre portrait consolateur, et plein de vous même je crayonnay ces vers au bas de votre inscription:
Permettés, Monsieur, à la vérité qui me les dicta dans un âge où je ne pouvais être suspect, de les rendre publics après 12 ans d'éxistence. Je sens qu'ils sont bien audessous de ce que l'univers pense des mirâcles que vous avés fait dans la littérature, et qu'il n'apprendra par moy qu'en vers ce qu'il sçait de vous en prose; mais comme je viens de toucher à 40 ans, passés moy le charme que je trouve à vous donner, bien ou mal versifié, ce témoignage public de ma croyance en vous dans l'âge de la sagesse où jamais.
Je Compte aller prendre au printems prochain les eaux de Banniere. Jugés du prix que je mets d'avance au bonheur de me raprocher de vous, de vous embrasser dans votre brillante retraitte et de vous y payer par ce voyage le tribut que mon âme doit à la vôtre. Un éblouissement sur les yeux depuis mon arrivée à Paris me prive de vous écrire de ma main, et de vous rapeller moy même, en suivant l'ordre que vous m'avés prescrit de vous écrire sans l'usage de nos froides étiquettes, les sentiments tendres et respectueux avec lesquels, dans quelques climats que je ne respire, je feray toujours profession d'être Le plus à vous du monde.
L'Huillier Marigny
à Paris ce 30 7bre 1763
Mon adresse est à M. de Marigny, Procureur du Roy de st Domingue, à l'hôtel D'Ormesson, mais je vous prie de vouloir bien me faire adresser vos lettres où paquets sans y mettre un cachet, sous l'enveloppe, M. Barbier, Premier commis de M. D'Ormesson, coner d'Etat et Intendant des finances, hôtel D'Ormesson. Vous recevrés les miennes contresignées.