A Monriond 26 février 1756
Moi vous avoir oublié, mon cher ange! Ah! cela est bien impossible.
Il y a plus de trois semaines que j'envoyai à mde de Fontaines le petit ouvrage dont vous me parlez pour vous être donné sur le champ. Si vous avez quelqu'un de la famille à gronder c'est à mde de Fontaine qu'il faut vous adresser. Je n'ai point reçu cette lettre où vous me chantiez pouille. Apparemment que vos gens, voyant que vous me grondiez, n'ont pas cru que la lettre fût pour moi. Je reçois très régulièrement toutes celles qu'on m'écrit par m. Tronchin. Ne craignez point mon cher ange de m'écrire par cette voie. Il me semble qu'il faudrait faire à présent quelque tragédie maritime. On n'a encore représenté des héros que sur terre. Je ne vois pas pourquoi la mer a été oubliée. La scène serait sur un vaisseau de cent pièces de canon. Vous m'avouerez que l'unité de lieu y serait exactement observée, à moins que les héros ne se jetassent dans la mer. En vérité je ne trouve rien de neuf sur terre. Ce sont toujours les mêmes passions et des aventures qui se ressemblent. Le théâtre est épuisé et moi aussi; et puis quand on s'est tué à travailler deux ans de suite à l'ouvrage le plus difficile que l'esprit humain puisse entreprendre, quelle en est la récompense? Les comédiens daignent ils seulement remercier du présent qu'on leur a fait? On amuse la cour deux heures, mais de tous ceux qu'on a amusés en est il un seul qui daigne vous rendre le moindre service? La parodie nous tourne en ridicule; un Fréron nous déchire. Voilà tout le fruit d'un travail qui abrège la vie. C'est à ce coup que vous m'allez bien gronder. Vous auriez tort mon cher ange. Ne voyez vous pas que si mon sujet était arrangé à ma fantaisie, j'aurais déjà commencé les vers?
Voyez vous toujours m. le président de Menieres? il m'avait rendu un petit service autrefois dans une affaire où un procureur nommé Pinon Ducoudrai m'avait embarqué. C'est comme vous savez le métier de m. le pdt de Menieres de rendre service comme celui des procureurs est de tromper. Ce Pinon Ducoudrai me retient depuis longtemps un argent qui était en séquestre et qu'il me promet de me rendre tous les jours. Je m'imagine que deux mots de m. le pdt de Meiniere pourraient le faire rentrer dans son devoir. Puis je prendre la liberté de lui en écrire? C'est une chose un peu dure de se trouver loin de son pays Vous ne sauriez croire combien de gens qui ne sont pas procureurs en abusent.
Mais quelle est donc la maladie de mde D'Argental? que veut donc dire son pied? Si la comédie ne la guérit point, que pourra Fournier? Son état m'afflige sensiblement. Quand vous irez à la comédie, mon cher et respectable ami, faites, je vous prie, pour moi les remerciements les plus tendres à Gengis Kam. Il est vrai que je ne pouvais mieux me venger de l'auteur de Mérope opéra qu'en vous en envoyant un petit échantillon. Je crois qu'à présent on doit trouver ses vers fort mauvais à Versailles. Je suis toujours attaché à mde de Pompadour, je lui dois de la reconnaissance et j'espère qu'elle sera longtemps en état de faire du bien. Adieu mon cher ange je vous embrasse tendrement.
V.