1763-06-23, de Voltaire [François Marie Arouet] à Étienne Noël Damilaville.

Mon cher frère vous m'annoncez par votre lettre du 18 que Robin mouton débite contre la foy des traittez le tome de l'histoire générale avec les feuilles qui ne doivent pas y être.
J'en ay parlé à Gabriel Crammer qui jure dieu et Servet qu'il n'a envoyé aucun exemplaire à Robin mouton. Si ce Robin mouton a acheté de Merlin par quelque colporteur aposté les exemplaires impurs et s'il les vend, il faut l'écorcher ou du moins il faut luy faire peur. Mais que puis-je faire? Je crois qu'il ne me convient que de me taire et de m'en raporter à monsieur Dargental. Au reste tout ce que j'ay souhaitté c'est que mon nom ne parût pas. Car en vérité il m'importe assez peu que le livre soit condamné ou non. On a tant brûlé de livres bons ou mauvais, tant de mandements d'évêques, tant d'ouvrages dévots ou impies, que cela ne fait plus la moindre sensation. Les livres deviennent ce qu'ils peuvent. Je n'ay travaillé à cette nouvelle édition que pour faire plaisir aux frères Crammer; je n'y ay pas le plus léger intérest. Mais pour la personne de l'auteur c'est autre chose. Je ne voudrais pas être obligé de désavouer mon ouvrage comme Helvetius. On ne peut jamais procéder que contre le livre, et contre l'auteur quelqu'il soit, on désignera si on veut un quidam, on ordonera des recherches, on n'en fera pas à Ferney ou aux Délices. Pourquoy d'ailleurs en faire? Par ce qu'on a réimprimé dans une histoire générale la lettre de Damien imprimée par le parlement même? Dira t'on que cette lettre fait soupçonner que les discours de la grand salle tournèrent la tête de Damien? Ne l'a t'il pas avoué? Cela n'est il pas formellement dans son procez verbal? Le parlement a fait imprimer cet aveu de Damien et moy je n'ay pas dit un seul mot qui pût jetter le moindre soupçon sur aucun membre du parlement. Il faudra donc chercher d'autres motifs de condamnation, or si on cherche d'autres motifs pourquoy irai-je parler dans les papiers publics de la lettre de Damien qui ne peut être l'objet de la censure qu'on peut faire? Il me semble que cette démarche de ma part ne servirait qu'à réveiller des idées qu'il faut assoupir. De plus je m'avouerais l'auteur de l'ouvrage, et en ce cas je fournirais moy même des armes à la malignité, ce serait prier ceux qui voudraient me nuire de me condamner juridiquement sous mon propre nom.

En voylà trop mon cher frère sur une chose qui n'aurait pas fait le moindre bruit, si l'esprit de party ne faisait pas des monstres de tout. Je vous embrasse vous et nos frères.

Ecr. l'inf.

Permettez que je vous adresse cette lettre pour mr Mariete. Il est bien étrange que Mr le procureur général de Toulouse n'ait pas encor envoyé les pièces quand le terme est expiré.