1763-05-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Claude Adrien Helvétius.

Orate fratres et vigilate.
Sera t'il donc possible que depuis quarante ans la gazette ecclésiastique ait infecté Paris et la France, et que cinq ou six honnêtes gens bien unis ne se soient pas avisez de prendre le party de la raison? Pourquoy ses adorateurs restent ils dans le silence et dans la crainte? Ils ne connaissent pas leurs forces. Qui les empêcherait d'avoir chez eux une petite imprimerie, et de donner des ouvrages utiles et courts dont leurs amis seraient les seuls dépositaires? C'est ainsi qu'en ont usé ceux qui ont imprimé les dernières volontez de ce bon et honnête curé. Il est certain que son témoignage est du plus grand poids, et qu'il peut faire un bien infini. Il est encor certain que vous et vos amis vous pouriez faire de meilleurs ouvrages avec la plus grande facilité, et les faire débiter sans vous compromettre. Quelle plus belle vangeance à prendre de la sottise et de la persécution que de les éclairer? Soyez sûr que l'Europe est remplie d'hommes raisonables, qui ouvrent les yeux à la lumière. En vérité le nombre en est prodigieux, et je n'ay pas vu depuis dix ans un seul honnête homme de quelque pays et de quelque relligion qu'il fût, qui ne pensât absolument comme vous. Si je trouve en mon chemin quelque étranger qui aille à Paris et qui soit digne de vous connaitre, je le chargerai pour vous de quelques exemplaires (que j'espère avoir bientôt) du même ouvrage qu'un Anglais vous a déjà remis. C'est à peu près dans ce goust simple que je voudrais qu'on écrivît. Il est à la portée de tous les esprits. L'auteur ne cherche point à se faire valoir, il n'envie point la réputation, il est bien loin de cette faiblesse. Il n'en a qu'une, cest l'amour extrême de la vérité. Vous m'objecterez qu'il ne l'a ditte qu'à sa mort. Je l'avoue, et c'est par cela même que son ouvrage doit faire le plus grand fruit, et qu'il faut le distribuer. Mais si on peut en faire un meilleur sans rien risquer, sans attendre la mort pour donner la vie aux âmes, pourquoy ne le pas faire?

Il y a cinq ou six pages excellentes et de la plus grande force dans une petite brochure qui paraît depuis peu, qui perce avec peine à Paris et que vous aurez vue sans doute. C'est grand dommage que l'auteur y parle sans cesse de luy même, quand il ne doit parler que de choses utiles. Son titre est d'une indécence impertinente, son ridicule amour propre révolte. C'est Diogène, mais il s'exprime quelquefois en Platon. Croiriez vous que ses audacieuses sorties contre un monstre respecté n'ont révolté personne et que sa philosophie a trouvé autant de partisans que sa vanité cinique a eu de censeurs? Oh si quelqu'un pouvait rendre aux hommes le service de leur montrer les mêmes véritez dépouillées de tout ce qui les défigure et les avilit chez cet écrivain! que je le bénirais! Vous êtes l'homme, mais je suis bien loin de vous prier de courir le moindre risque. Je suis idolâtre du vray, mais je ne veux pas que vous hazardiez d'en être la victime. Tâchez de rendre service au genre humain sans vous faire le moindre tort. Ce sont là monsieur les vœux de la personne du monde qui vous estime le plus et qui vous est le plus attachée. J'ai l'honneur d'être votre très humble et très obéissante servante.

de Mitele