1763-03-07, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louisa Dorothea von Meiningen, duchess of Saxe-Gotha.

Madame,

Je suis bientôt prêt de quitter ce monde dont vous faites l'ornement.
Je ne m'intéresse guères à lui qu'en cas qu'il y ait encor quelques âmes comme la vôtre. Le Roy de Prusse y joue un grand rôle, et je crois que Vôtre Altesse Sérénissime n'a pas été fâchée, qu'il ait résisté à la maison qui vous a fait perdre vôtre Electorat. Il a acquis une gloire immortelle. Je connois une nation, qui ne poura pas dire autant d'elle; mais on dit que nous avons à Paris un opéra comique qui est fort bon, et celà suffit. Si nous n'avons pas vaincu tous nos ennemis, nous avons dumoins chassé les jésuittes; c'est un assez beau commencement de raison. Nous finirons peut être par nous séparer du Pape, et par nous en tenir à Jesus christ, sans passer par les mains de son vicaire; mais je serai mort avant que ce bienheureux jour arrive.

Les Calas, dont Vôtre Altesse Sérénissime a vu les mémoires, obtiennent enfin justice, et le Conseil du Roy ordonne qu'on revoye leur procez. C'est une chose très rare en France que des particuliers puissent parvenir à faire casser l'arrêt d'un Parlement, et il est prèsque incroiable, qu'une famille de protestans, sans crédit, sans argent, dont le père a été roué à un bout du Royaume, ait pu parvenir à obtenir justice.

Nous sommes obligés de faire une collecte, en faveur de ces infortunés. Les frais de justice sont immenses. Si Vôtre Altesse Sérénissime veut se mettre au rang des bienfaicteurs des Calas, elle sera au premier rang, et nous serons plus flattés du bienfait que de la somme qui ne doit pas être considérable.

J'apprends que pendant que tout le monde est en paix, vôtre maison est en guerre pour la principauté de Memungen; je me flatte que vôtre guerre ne sera pas longue, et que vous la finirez comme le Roy de Prusse, en jouïssant de tous vos droits. J'ai eu l'honneur de voir autrefois, feu Monsieur le Prince de Memungen. Je vous assure que sa cour n'était pas si brillante que celle de Gotha.

Je ne sçais point, Madame, où demeure madame la comtesse de Bassevitz, qui vous est si attachée. Il faut absolument que je lui écrive, et je ne sçais comment faire sans avoir recours à V: A: S: Je la suplie de permettre que je prenne la liberté de mettre la Lettre dans ce paquet. On nous a fait espérer, Madame, que nous aurions après la paix, Messieurs les princes vos enfans, dans nôtre voisinage. J'aurai dumoins la consolation de faire ma cour à la mère, dans la personne de ses enfans.

Je me mets aux pieds de toute vôtre auguste famille; et je suis avec le plus profond respect, et l'attachement le plus inviolable

Madame

De vôtre altesse sérénissime

Le très humble et très obéïssant serviteur

Voltaire

En qualité d'aveugle, je demande à la grande maitresse des cœurs, des nouvelles de ses yeux.