1762-10-17, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Le Rond d'Alembert.

Mon cher confrère, mon cher et vrai philosophe, je vous ai envoyé la traduction de cette infâme lettre anglaise insérée dans les papiers de Londres, du mois de juin.
C'est la même que m. le duc de Choiseul a eu la bonté de me faire parvenir. Si je vous avais écrit une pareille lettre, il faudrait me pendre à la porte des petites maisons: et il serait très triste pour vous d'être en correspondance avec un malhonnête homme si insensé.

Après y avoir bien rêvé, je crois que vous n'avez autre chose à faire qu'à m'envoyer, sous l'enveloppe de m. le duc de Choiseul, la lettre que je vous écrivis au mois de mai ou d'avril, sur laquelle on a mis cette abominable broderie. Je crois que c'était un billet en petit papier, que ce billet était ouvert, et que je l'avais adressé chez m. d'Argental, ou chez m. Damilaville, ou chez m. Thiriot. Je me souviens que je vous instruisais de l'affaire des Calas, et que je vous disais très librement mon avis sur les huit juges de Toulouse qui, malgré les remontrances de cinq autres, ont fait un service solennel à un jeune protestant comme à un martyr, et ont roué un père innocent comme un parricide. J'ai pu vous dire ce que je pensais de ces juges, ainsi que quinze avocats de Paris et un avocat du conseil l'ont dit et imprimé dans leurs mémoires. J'ai pris, comme je le devais, le parti d'un vieillard que je connaissais, et dont les enfants sont chez moi. J'ai pu vous parler avec peu de respect pour les juges, comme je leur parlerais à eux mêmes: mais il me paraît essential que m. de Choiseul voie si le roi et les ministres sont mêlés si indignement et si mal à propos dans ma lettre, et si j'ai écrit les bêtises, les absurdités et les horreurs qu'on a si charitablement ajoutées à mon billet. Cherchez le, je vous en conjure; vous devez à vous et à moi la preuve de la vérité que je demande: c'est la seule manière de confondre une telle imposture, et il est bon que le ministère voie combien on calomnie les gens de lettres. Il y a soixante ans que j'y suis accoutumé, mais je n'y suis pas encore entièrement fait. Tâchez, encore une fois, de retrouver mon billet; envoyez, je vous en supplie, l'original de ma main à m. le duc de Choiseul, et à moi copie. S'il y a quelque chose de trop fort dans ce billet, je veux bien en porter la peine: je n'ai point d'ailleurs fait serment de fidélité aux juges de Toulouse; je l'ai fait au roi; je me crois un de ses plus fidèles sujets, et je pense que quiconque a écrit ce qui se trouve dans la lettre anglaise mérite une punition exemplaire.

Pour une cour de judicature, c'est autre chose: je ne lui dois rien que des épices quand j'ai des procès. En un mot, je vous supplie de chercher ce billet, et de l'envoyer à m. le duc de Choiseul, à mes risques, périls et fortunes.

Il y a un Méhégan, place Sainte-Geneviève, Anglais ou Irlandais d'origine, travaillant au Journal encyclopédique; il est à portée de découvrir l'auteur de la sotte et coupable lettre, d'autant plus que le Journal encyclopédique y est maltraité, et qu'il doit connaître ses ennemis. Je le récompenserai bien, s'il en vient à bout. Joignez vous à moi, je vous en supplie; vous en voyez l'importance.

Je ne vous écris pas de ma main; je suis malade, j'ai peur d'être assez sot pour être malade de chagrin; mais que mes ennemis ne le sachent pas.