1762-09-29, de Denis Diderot à Voltaire [François Marie Arouet].

Non, très cher et très illustre frère, nous n'irons ni à Berlin ni à Petersbourg achever l'encyclopédie; et la raison, c'est qu'au moment où je vous parle, on l'Imprime ici et que J'en ai des épreuves sous les yeux; mais Chut. Assurément c'est un énorme soufflet pour nos ennemis que La proposition de l'Impératrice de Russie; mais croyez vous que ce soit le premier de cette espèce que Les maroufles aient reçu?
Oh que non. Il y a plus de deux ans que ce roi de Prusse qui pense comme nous, qui pense aux plus petites choses, tout en en exécutant de grandes, leur en avait appliqué un tout pareil. Si vous avez la bonté d'Ecrire un mot en mon nom à mr De Schouvalow, comme je vous en supplie, vous ne manquerez pas de faire valoir Cette conformité de vues entre La princesse régnante et le plus grand monarque qui soit. L'un et l'autre n'ont pas dédaigné de nous tendre la main, et cela dans des circonstances où l'on ne s'occupe d'une entreprise de littérature que, quand on a reçu une de ces têtes rares qui embrassent tout à la fois. Par Les offres qu'on nous fait, Je vois qu'on ignore que Le manuscript de l'encyclopédie ne nous appartient pas, qu'il est en la possession de libraires qui l'ont acquis à des frais exorbitants et que nous n'en pouvons distraire un feuillet sans infidélité. Quoiqu'il en soit, ne craignez pas que le péril que Je cours en travaillant au milieu des barbares, me rende pusillanime. Notre divise est sans quartier pour les superstitieux, pour les fanatiques, pour les ignorants, pour les fous, pour les méchants et pour les tyrans, et J'espère que vous La reconnoitrez en plus d'un endroit. Est-ce qu'on s'apelle philosophe pour rien? Quoi, le mensonge aura ses martyrs, et la vérité ne sera prêchée que par des lâches? Ce qui me plait des frères, c'est de Les voir presque tous moins unis encore par la haine et le mépris de celle que vous avez apellée l'Infâme, que par l'amour de la vertu, par le sentiment de la bienfaisance et par le goût du vrai, du bon et du beau, espèce de trinité qui vaut un peu mieux que La leur. Ce n'est pas assez que d'en sçavoir plus qu'eux, il faut Leur montrer que nous sommes meilleurs et que La philosophie fait plus de gens de bien que La grâce suffisante ou efficace. L'ami D'Amilavile vous dira que ma porte et ma bourse sont ouvertes à toute heure et à tous les malheureux que mon bon destin m'envoye; qu'ils disposent de mon tems et de mon talent, et que Je les secoure de mes conseils et de mon Argent. C'est ainsi que Je sers la Cause Commune, et Les fanatiques qui m'environnent, le voyent et en frémissent de rage. Ils voudroient bien Les pervers qu'ils sont, que Je les autorisasse par quelque mauvaise action à décrier nos sentimens; mais ventrebleu, il n'en sera rien. Ils en sont réduits à dire que dieu ne permettra pas que Je meurt dans mon incrédulité et qu'un ange descendra sans faute pour me ramener dans mes derniers moments; et moi Je leur promets de revenir à leur absurdité, si l'ange descend. Cette manie de n'accorder de la probité qu'à ses sectateurs, n'est elle pas particulière au christianisme? Adieu, grand frère; portez vous bien; Conservez vous pour vos amis, pour La philosophie, pour les lettres, pour l'honneur de la nation qui n'a plus que vous et pour le bien de l'humanité à laquelle vous êtes plus essentiel que cinq cent monarques fondus ensemble. D'Amilaville m'a Communiqué vos remarques sur Cinna. Le rival de Corneille Devenu son Commentateur! Mais laissons cela, votre motif est trop honnête pour oser vous gronder. Au demeurant, toutes vos critiques sont Justes. Je vous trouve seulement bien plus d'indulgence que Je n'en aurois; cela vient sans doute de ce que la difficulté de l'art vous est mieux Connue. Convenez que c'est un homme bien Extraordinaire que ce Shakespear. Il n'y a pas une de ses scènes dont avec un peu de talent on ne fit une grande chose. Est ce qu'une tragédie ne Commenceroit pas bien par deux sénateurs qui reprocheroient à un peuple avili Les aplaudissements qu'il vient de prodiguer à son tyran? Et puis quelle rapidité et quel sombre? Adieu, encore une fois. Monsieur Thiriot votre ami et le nôtre vous aura dit combien Je vous suis attaché, Combien Je vous admire et vous respecte. N'en rabattez pas un mot, s'il vous plait. Quelque tems avant son départ, nous bûmes à votre Convalescence; buvez ensemble à notre santé. Ah, grand frère, vous ne sçavez pas combien ces gueux qui faisant sans cesse le mal se sont imaginés qu'il est réservé à eux seuls de faire le bien, souffrent de vous voir l'ami des hommes, le père des orphelins, et le deffenseur des opprimés. Continuez de faire de grands ouvrages et de bonnes œuvres et qu'ils en crèvent de dépit. Adieu, sublime, honnête et cher antechrist.