1760-08-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange, vous ne m'instruisez pas dans mes limbes de ce que vous faites dans votre ciel, pas un petit mot sur l'Ecossaise, sur mon ami Fréron, sur mon cher Pompignan qu'on dit être chez mr Dargenson aux Ormes avec le président Henaut qui va lui vendre sa charge de surintendant bel esprit de la reine, et qui pour pot de vin trouve son discours et son mémoire excellents.

Il faut que je vous dise que frère Menou, jésuite, m'a envoyé une mauvaise déclamation de sa façon intitulée: L'incrédulité combattue par le simple bon sens. Il a mis cet ouvrage sous le nom du roi Stanislas pour lui donner du crédit, il me l'a adressé de la part de ce monarque, et voici la réponse que j'ai faite au monarque. Voyez si elle est sage, respectueuse et adroite. Vous pourriez peut-être en amuser mr le duc de Choiseul en qualité de Lorrain.

On me mande, mon divin ange, que vous allez faire jouer ce Tancrede qui est déjà presque aussi connu que l'Ecossaise. On vient de me faire apercevoir qu'il manque une rime à ce Tancrede. Plût à dieu que ce fût la seule chose qui lui manquât. C'est au troisième acte dans le rôle d'Orbassan:

Quel est ton nom, ton rang? ce simple bouclier
Semble nous annoncer peu de marque de gloire.

Il manque la rime à bouclier, et la voici:

Je veux bien avec toi descendre à me commettre
Et daigner te punir d'oser me défier.
Quel est ton nom, ton rang, ce simple bouclier
Semble nous annoncer peu de marque de gloire.

Mon cher ange, mon vieux corps, mon vieux tronc a porté quelques fruits cette année, les uns doux, les autres amers, mais ma sève est passée. Je n'ai plus ni fruits ni feuilles. Il faut obéir à la nature, et ne la pas gourmander. Les sots et les fanatiques auront bon temps cet automne et l'hiver prochain. Mais gare le printemps.

Est il vrai que Gossin se retire, qu'elle fait comme moi, qu'elle va en Berri être dame de château et que de plus elle est mariée? Je suis bien aise qu'il y ait des châteaux pour les talents, pourvu que ce ne soient pas les châteaux de Vincennes et de la Bastille.

Une lettre venue de Prague annonce changement de fortune, et défaite entière de Laudon. Il faut toujours en fait de nouvelles attendre le sacrement de la confirmation. Mais si la chose est vraie, je pense comme vous, la paix, la paix. Oui mais voudra-t-on bien nous la donner?

En attendant amusez vous avec Tancrede, mais qu'il ne soit pas sifflé! On joue l'Ecossaise dans toutes les provinces. Il serait triste de déchoir et de faire ce petit plaisir à Fréron et à Pompignan. Savez vous bien mon cher ange, que Tancrede est une affaire capitale?

Mille tendres respects aux anges.

V.