1762-04-20, de René Charles Pitot de Launay à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Ce n'est qu'en tremblant que ma main trace ces caracthères: ou plutost mes esprits troubléz de La hardiesse de mon entreprise me refusent leurs secours.
Ma témérité est grande je L'avoüe et je mérite d'éprouver le sort du désastreux Icare ou de L'étourdi Phaëton: à moins que vous ne souteniez ma faiblesse et que vous ne pardonniez L'audace d'un embrion, d'un petit citoyen de la république des lettres, qui pour se justifier s'appuie de cette douceur, de cette Bienveillance, dirai-je de cette humanité dont retentissent vos divins écrits. C'est moy Monsieur, qui suis ce petit citoyen du monde Littéraire et qui s'avize d'élever sa foible voix parmi celles qui célèbrent vos Louanges. Jeune encore et à peine sorti de la première fougue de L'âge je fais mes délices des belles lettres, des sciences, et des Beaux arts. Leurs attraits et les solides plaisirs qu'elles procurent m'y ont attaché invinciblement. Je serois ridicule de penser que cela fût un mérite pour moy: car on peut aimer La Philosophie sans néanmoins estre sage; ayant donc heureusement contracté L'amour de L'étude j'ay puisé dans les meilleurs sources. Vos ouvrages ont éclairé mon esprit d'une lumière vive et pure. Que vous dirai-je Monsieur? Je sens mieux L'effet qu'ils ont produit dans mon âme que je ne pourrois L'exprimer. Au reste je ne suis pas digne d'estre leur apologiste. Je me contente de les admirer en secret et de garder un silence respectueux.

J'ay Lu Monsieur vos Elémens de la philosophie de Neuton. Aidé par mon père j'ay tâché d'en profiter et je crois y estre parvenu. Les institutions de Phisique de Madame la Marquise du Chatêlet ont succédé à ce travail. Apollon et Uranie m'ont occupé tour à tour.

Je ne vous cacherai point Monsieur, que mon amour propre ne soit extrêmement flatté de L'honneur que j'oze prendre de vous adresser une épitre. Ecrire au premier génie de l'Europe est une Gloire qui ne manque plus que d'estre approuvée. Recevez Monsieur je vous conjure cette lettre comme un hommage que je vous dois, c'est un encens que je vous offre bien inférieur à celui que vous eussent offert les anciens habitans de la Grèce qui trop heureux de vous posséder n'auroient pas cru faire trop en vous dressant des autels. Vous vous êtes élevé au dessus du commun des hommes, au dessus même des esprits les plus brillants, vous avez pris place parmi les intelligences. N'attribuez point, Monsieur, ce que j'ay L'honneur de vous dire à des motifs d'une fade adulation, ne les rapportez qu'à L'extaze où me jettent vos célestes talens. Que ne puis-je aller jusqu'aux lieux qui ont le bonheur de vous avoir! J'ambitionne depuis longtems La Gloire de vous faire ma cour: mais je suis retenu par des liens filials. J'oze espérer, Monsieur, que L'amitié dont vous avez daigné honorer mon père1, vous fera regarder plus favorablement L'offrande de mon cœur, vous excuserez un jeune homme qui ne marche qu'à pas chancellants dans la littérature, et dont le stile encore informe, Et que L'âge n'a point mûri, ne peut estre qu'étranger à vos yeux. Je finis: ce seroit abuser de vostre condescendance. Je n'ai garde de détourner vostre attantion qui ne se portant que sur des objets sublimes se dégrade en quelque sorte lors qu'elle s'abaisse jusqu'à considérer quelques instants un écrit tel que le mien.

Je suis avec le plus profond respect

Monsieur

Vostre très humble et très obéissant serviteur

Pitot de Launaÿ
de la société royalle de Montpellier

Nous allons représenter dans quelque jours vostre tragédie de la mort de Cézar.