1761-09-28, de Everard Titon Du Tillet à Voltaire [François Marie Arouet].

Je m'aperçois, monsieur, que l'âge de 85 ans est d'un grand poids pour un homme qui a mené une vie aussi agitée que la mienne.
Je me trouve encore dans une situation très fatiguante, dont cependant je retire beaucoup d'honneur par les grâces que m'ont accordées plusieurs souverains, et une trentaine d'académies de l'Europe.

Comment répondre à tant d'honneurs si peu attendus? Pour pouvoir y suffire, j'abrège le peu de temps qui me reste à vivre, et j'achève de perdre une vue très faible, étant obligé d'écrire des lettres de remerciements. Je cherche avec peine des expressions assez fortes pour témoigner ma reconnaissance de toutes les grâces qu'on me fait.

Le roi de Danemark vient encore de me faire l'honneur de m'envoyer par m. Ogier, notre digne ambassadeur près sa majesté, une lettre des plus obligeantes, accompagnée de deux médailles ou plutôt médaillons d'or, dont l'un est de la valeur de mille livres et l'autre de six cents; voilà de riches présents, mais bien plus honorables, ce qui me touche davantage.

Je suis extrêmement flatté que vous vouliez bien donner votre approbation à tous les honneurs que je reçois, et sur lesquels vous me faites des compliments, avec vos deux très estimables acolytes — madame Denis, mademoiselle Corneille — dont j'honore infiniment la première, et m'intéresse beaucoup au bonheur de la seconde, de passer des jours si agréables auprès de vous; c'est mettre véritablement le sceau à la gloire que je pouvais mériter.

Je suis très charmé, monsieur, d'apprendre que vous et madame Denis continuiez vos bontés pour mlle Corneille, et de vos attentions pour lui procurer un état heureux, en soulageant un peu son père et sa mère, action bien digne d'un Voltaire. Rien de mieux imaginé pour cela, grâce à votre esprit supérieur et à vos grands talents, que la belle édition des œuvres du célèbre Corneille, que vous donnerez avec vos remarques, qui doivent être très curieuses et très utiles pour former de vrais poètes tragiques.

Vous devez bien croire que je n'ai pas manqué d'y souscrire, et m. Dumotar, que je vois souvent avec plaisir, a dû vous l'écrire.

Je suis avec toute la considération et toute l'estime possible, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

Titon-Du-Tillet.

P. S. Permettez moi de saluer ici mlle Corneille et de la féliciter de la protection que vous lui accordez.

Mlle Félix, ma nièce, qui ne manque pas de talents et de goût, grande admiratrice de vos ouvrages, lui en fait aussi ses compliments, vous salue et mme Denis, et vous remercie l'un et l'autre des bonnes attentions que vous voulez bien avoir pour cette jeune demoiselle. Je me ressouviens qu'elle m'avait fait l'honneur de me demander mon portrait avant son départ; j'oubliai de le lui donner, ce que j'ai réparé quand m. Cramer (que je salue) est parti de Paris, en lui remettant la médaille du Parnasse français pour elle, et que je ne doute pas qu'elle n'ait reçue. J'ai cru qu'à 80 ans passés je pouvais me passer de plusieurs médailles dont mon sculpteur m'avait régalé.

A propos d'âge, vous prenez la liberté, très mal à propos, du titre de vieillard, que tous vos ouvrages démentent. Je vis l'année dernière l'ami Crébillon, âgé pour lors de 87 ans, que j'apellai Seigneur Géronte, il en fut tout courroucé et me dit qu'il avait encore l'esprit jeune et plein de feu; c'est ce qui vous arrivera à son âge. Amen.

Pensez encore que je pourrais par mon âge être votre père; ne soyez donc vieux qu'avec l'âge de Fontenelle.