1761-09-13, de Claude Philippe Fyot de La Marche à Voltaire [François Marie Arouet].

Si je savois faire des vers, mon très cher, très illustre et trés ancien ami, Je ne manquerois pas de composer exprès pour vous quelque ode, ou quelque épître, peut être un poëme épique tout entier sur une matière bien vaste et bien neuve.
Peu de gens la conoissent et persone ne l'a jamais épuisée. C'est la reconoissance. Je vous en dois beaucoup par bien des endroits. Vous avés su joindre au plus aimable accueil du monde un service essentiel et rendu de la meilleure grâce, vous m'avés fait goûter le plaisir d'avoir obligation aux gens qu'on aime et qu'on admire, plaisir sensible, mais rare, parce que les gens dignes d'être aimés et admirés ne sont pas communs. Enfin vous m'avés fait trouver au château de Voltaire (car Ferney n'aura plus s'il vous plaît d'autre nom) ce que j'avois inutilement cherché dans ma patrie, où ma solvabilité devroit être cependant mieux connue qu'au pied du mont Jura. M. Tronchin, fidelle exécuteur de vos volontés toujours bienfaisantes, vous rendra compte des arrangemens qu'il a pris avec moy. Il a mis dans cette opération, qui m'étoit très agréable en elle même, toute la diligence et les grâces dont elle étoit susceptible. Je le regarderois comme le meilleur des Tronchins possibles, si l'on n'étoit obligé d'en dire autant de tous les autres, dès qu'on les connait. Il n'y en a pas un qui n'ait des sentimens dignes de sa naissance et de sa réputation. Celle de m. Le Docteur Tronchin ne me permet plus de quitter ce parasol, qu'il m'a tant recomandé et j'ai bien résolu de le porter toujours aussi fidellement qu'un brasselet de ma maitresse.

Made de Grolée a pensé pleurer de joie en aprenant votre réconciliation avec les Jesuites. Vous savés que cette bonne comtesse aime beaucoup ces bons pères. Elle convient cependant avec franchise qu'ils ont eu tort avec vous, la paix en devient par conséquent plus glorieuse à votre égard. Il vous sied bien de la leur donner quand tout le monde leur fait une si rude guerre. Plût à dieu que nos ennemis suivissent un si bel exemple.

Je sors de la comédie où j'ay eu le plaisir de voir jouer Semiramis et Le chagrin de la voir d'abbord assés mal jouée. Une grosse Semiramis mais trois fois plus grosse que me de Bouvillon et six fois plus que la grosse Aricie aux crins plus noirs que blonds, a comencé par me donner une grande envie de rire. Elle a redoublé à La vue d'un vilain pontife, qui ressembloit à un curé de village insolent et brutal. J'ay cru voir le curé de Moëns qui préparoit, en disant la messe, une scène de coups de bâton. Enfin une pauvre Azéma d'une petitesse et d'une maigreur incroyable, aboioit en glapissant des plus beaux vers du monde avec un museau de Levrette. La vôtre auroit beaucoup mieux fait, pour peu qu'elle eût voulu copier l'excellente actrice qui m'a fait verser tant de larmes il y a quelques jours. Mais bientôt la beauté singulière de La pièce, les coups de Théâtre surprenans qu'elle présente, L'intérêt qui y règne et l'admirable morale qu'elle renferme, m'ont fait oublier le jeu des acteurs, ou plutôt l'ont redressé. Ils ont paru pénétrés des sentimens que tant de belles choses ne pouvoient manquer d'inspirer, et la pièce a fini par des aplaudissemens redoublés, dont l'auteur étoit assurément le principal objet. Mais n'est il point temps de finir aussi cette énorme Lettre par des respects très humbles pour les dignes pièces du grand Voltaire et du grand Corneille? Jamais le népotisme ne fut plus illustré. J'admire toutes les bonnes qualités de l'une et de l'autre et leur premier mérite sera toujours le tendre attachement qu'elles ont pour vous. Le mien seul luy peut être comparé.