1761-06-29, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mais vraiment, mon cher ange, j'ai mal aux yeux aussi.
Je soupçonne que c'est en qualité d'yvrogne. Je bois quelquefois demi septier; je crois même avoir été jusqu'à chopine, et quand c'est du vin de Bourgogne je sens qu'il porte un peu aux yeux, surtout après avoir écrit dix ou douze Lettres de ma main par jour. N'en auriez vous point fait à peu près autant? L'eau fraiche me soulage. Qu'ont de commun les pilules de Beloste avec les yeux? quel report d'une pilule avec les glandes lacrimales? Je sçais bien qu'il faut se purger quelquefois, surtout si l'on est gourmand, mais sçavez vous de quoi les pilules de Beloste sont composées? Toute pilule échauffe, ou je suis fort trompé. C'est le propre de tout ce qui purge en petit volume. J'en excepte les divins minoratifs, Casse et manne, remèdes que nous devons à nos chers mahometans. Je dis chers Mahometans parce que je dicte à présent Zulime que je vous enverrai incessament, et je suis persuadé que Zulime ne se purgeait jamais qu'avec de la casse.

A l'égard de l'autre sujet dont vous me parlez, et au quel je pense avoir renoncé, il est moitié français, et moitié Espagnol. On y voiait un Bertrand Du Guesclin, entre Don Pedre le cruel, et Henry de Transtamarre. Marie de Padille sous un nom plus noble et plus théâtral, est amoureuse comme une folle de ce don Pèdre violent, emporté, moins cruel qu'on ne le dit, amoureux à l'éxcès, jaloux de même, aiant à combattre les sujets qui lui reprochent son amour. Sa maitresse connait tous ses déffauts, et ne l'en aime que d'avantage.

Henry de Transtamarre est son rival, il lui dispute le trône et Marie de Padille. Bertrand du Guesclin, envoié par le roy de France pour accommoder les deux frères, et pour soutenir Henry en cas de guerre, fait assembler les états généraux; Las Cortez de Castille, les députés des Etats peuvent faire un bel éffet sur le théâtre depuis qu'il n'y a plus de petits maitres. Don Pèdre ne peut souffrir, ni las Cortez, ni du Guesclin, ni son bâtard de frère Henry, il se croit trahi de tout le monde, et même de sa maitresse dont il est adoré.

Bertrand est enfin obligé de faire avancer les troupes françaises, il fait à la fois le rôle de protecteur de Henry, d'admoniteur de Don Pedre, d'ambassadeur de France, et de général.

Henry vainqueur se propose à Marie de Padille, les amins teintes du sang de son frère, et Padille plutôt que d'accepter la main du meurtrier de son amant, se tüe sur le corps de Don Pedre. Bertrand les pleure tous deux, donne en quatre mots quelques conseils à Henry, et retourne en France jouïr de sa gloire.

Voilà en gros quel était mon sujet. Mes anges verront mieux que moi si on peut en tirer parti. Je me dégoûte un peu de travailler en relisant les belles scènes de Corneille. Ce n'est pas à mon âge que je pourai marcher sur les traces de ce grand homme; il me parait plus honnête et plus sûr de chercher à le commenter qu'à le suivre, et j'aime mieux trouver des souscriptions pour madlle Corneille que des siflets pour moi.

Mes anges daigneront encor observer que l'histoire générale et le czar, prennent un peu de temps, et que les détails de l'histoire nuisent un peu à l'entousiasme tragique. Une Eglise et des procez sont encor de terribles éteignoirs; mais s'il me reste encor quelque feu caché sous la cendre, mes anges soufleront, et il se ranimera.

Je suppose qu'ils ont reçu mon paquet pour le st Père, qu'ils ont ri, que Mr le Duc de Choiseuil a ri, que le Cardinal Passionei rira; pour le sr Rezzonico, il ne rit point. On dit que mon ami Benoît valait bien mieux.

Je suppose encor que l'affaire des souscriptions Cornelliennes réussira en France, et s'il arrivait (ce que je ne crois pas) que les Français n'eussent pas de l'emprèssement pour des propositions si honnêtes, j'avertis que les Anglais sont tout prêts à faire ce que les Français auraient refusé. Ce serait une négociation plus aisée à terminer que celle de mr De Bussi.

Respect et tendresse.

V.