1752-03-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Henri Lambert d'Herbigny, marquis de Thibouville.

Me trouvant un peu indisposé Monsieur au départ de la poste je suis privé de la satisfaction de vous écrire de ma main; mais quoique le caractère soit étranger, vous reconnaitrez aisément les sentimens de mon cœur, et ma tendre reconnaissance pour toutes vos bontés.
Je ne sai pas trop si le cardinal de Fleuri, les malheurs de la Bohème, ceux du prince Edouard, Fontenoi, Bergobzom, Gênes et l'amiral Anson me laisseront le tems de travailler à ce que vous savez. Cette complication et ce fracas de tant d'intérêt divers, de tant de desseins avortés, de tant de calamités et de succès, ce gros nuage et cette tempête qui ont grondé huit ans sur l'Europe, tout cela est au moins aussi difficile à éclaircir et à rendre intéressant qu'une scène de tragédie. Je m'occupe uniquement de la gloire de Louis XV. Après avoir mis Louis XIV dans son quadre, il me parait que je mériterais assez une charge de trompette des rois de France. J'ai sonné à m'époulmoner pour Henri IV, Louis XIV et Louis XV, et je n'en ai qu'une fluxion de poitrine sur les bords de la Sprée. Il est assez plaisant que je fasse mon métier d'historiographe avec tant de constance, quand je n'ai plus l'honneur de l'être. Je me suis déjà comparé aux prêtres jansénistes qui ne disent volontiers la messe que quand ils sont interdits.

J'ai été tout étonné du reproche que vous me faites d'avoir oublié des pillules pour Mad. la maréchale de Villars; vous ne m'avez jamais parlé de pilules, que je sache. Je n'oublierais pas plus madame la maréchale quand il s'agit de sa santé, que je n'ai oublié son mari lorsqu'il s'est agi de la gloire de la France dans le Siècle de Louis XIV.

Je viens d'envoier chez l'apoticaire du Roi qui m'a donné les 100 dernières pilules faites par Stahl lui même, et je les envoie à ma nièce par un secrétaire de sa majesté qui part pour Paris. Si madame la maréchale en veut d'avantage, j'en ai laissé chez moi une boëte que le roi de Prusse m'avait envoïée il y a trois ans. Ma nièce la trouvera aisément dans mon apartement et on peut y prendre de quoi purger toute la ruë de Grenelle, mais je vous avertis que ces pilules ne sont pas meilleures que celles de Geoffroi. Elles ont d'ailleurs peu de réputation à la cour où je suis. Vous voiez Monsieur par ce grand exemple de Stahl et par le mien que personne n'est grand prophète dans son pais. Pour moi, ne pouvant être prophète je me suis réduit à être simple historien. Je vous supplie de présenter mes respects à madame la maréchale et à monsieur le duc de Villars. Je n'oublierai jamais leurs bontés. Vous ne doutez pas de l'envie extrême que j'ai de vous revoir; mais il est bien difficile de quitter un Roi philosophe qui pense en tout comme moi et qui fait le bonheur de ma vie. Les honneurs ne sont rien. C'est tout au plus un hochet avec lequel il est honteux de jouer surtout lorsqu'on se mêle de penser. Mais être libre auprès d'un grand roi, cultiver les lettres dans le plus grand repos, et avoir presque tous les jours le bonheur d'entendre un souverain qui se fait homme, c'est une félicité assez rare. Il ne me manque que la félicité de voir ma nièce et des amis tels que vous. Je vous embrasse tendrement, et vous aime de tout mon cœur.

le malade V.