1761-01-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louise Marie Madeleine Dupin.

Madame,

Vous avez envoyé un livre à un aveugle, j'ai presque perdu entièrement la vue.
Ce désastre m'arrive tous les ans dans le temps des neiges. J'ai profité du temps où je voyais un peu clair pour lire le premier volume, et je vous fais mes très sincères remerciements. L'ouvrage me paraît sage et bien fait. J'ai toujours été de l'avis de l'auteur; j'ai toujours pensé que l' Esprit des lois est plein d'imagination et de saillies, qu'il y a des morceaux très amusants; que l'auteur se trompe trop souvent, que presque toutes ses citations sont fausses, et qu'enfin madame du Deffand a eu raison de dire que c'est de l'esprit sur les lois, et non pas l'esprit des lois. Mais ce livre avec tous ses défauts sera toujours cher à la nation. On y parle continuellement contre trois choses que le public n'aime guère, le despotisme, les prêtres et les impôts. Joignez à cela une grande quantité d'épigrammes: sa fortune était sûre. Mais les gens instruits ne s'y sont pas laissé tromper; ils en ont découvert toutes les erreurs.

Je vous garderai le secret, madame, sur la faveur que vous m'avez faite, et je n'en serai que plus reconnaissant.

Vous êtes, madame, à la tête du petit nombre de personnes que je regrette dans ma retraite; personne n'a été plus touché que moi de la solidité et des grâces de votre esprit; personne n'a été plus charmé de la bonté de votre caractère.

J'ai renoncé au monde, mais dans le marché que j'ai fait avec la philosophie, j'ai stipulé que je penserais souvent à vous: j'ai toujours tenu parole. Ma nièce à qui vous conservez tant de bonté est aussi sensible que moi à votre souvenir: elle jouira du bonheur de vous revoir; c'est une félicité à laquelle mon âge et les maladies qui m'accablent ne me permettent pas de prétendre.

Mais jusqu'au dernier moment de ma vie je serai avec le plus respectueux attachement, madame, votre très humble et très obéissant serviteur.

L'ermite de Ferney