1760-12-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louise Florence Pétronille La Live, marquise d'Épinay.

Ma belle philosophe, je ne sçais ce qui est arrivé, mais il faut que Mr Bouret fasse une bibliotèque de csars.
Il a retenu, tous ceux que je luy avais adressez. Il y a baucoup de mistères où je ne comprends rien. Celuy là est du nombre. Ne regrettez plus Geneve, elle n'est plus digne de vous. Les mécréants se déclarent contre les spectacles. Ils trouvent bon qu'on s'enivre, qu'on se tüe, qu'un de leurs bourgeois, frère du ministre Verne, cocu de la façon d'un professeur nommé Nekre, tire un coup de pistolet au galant professeur, etc. etc. etc., mais ils croyent offenser dieu s'ils soufrent que leurs bourgeois jouent Polieucte et Athalie. On est prest à s'égorger à Neuchatel pour savoir, si dieu rôtit les damnez pendant l'éternité ou pendant quelques années.

Ma belle philosophe croyez qu'il y a encor des peuples plus sots que nous. Quoy on a pris sérieusement l'ami des hommes! Quelle pitié! Il y eut un prêtre nommé Brown qui prouva il y a trois ans aux Anglais ses chers compatriotes, qu'ils n'avaient ny argent, ny marine, ny armée, ny vertu, ny courage. Ses concitoiens luy ont répondu en soudoiant le roy de Prusse, en prenant le Canada, en nous battant dans les quatre parties du monde. Français répondez ainsi à ce pauvre ami des hommes!

Je suis fâché que le cher Fréron soit encagé. Il n'y aura plus moyen de se moquer de luy, mais il nous reste Pompignan pour nos menus plaisirs.

Ma chère philosophe savez vous que je ramène mes voisins les jésuites à leur vœu de pauvreté, que je les mets dans la voye du salut en les dépouillant d'un domaine assez considérable qu'ils avaient usurpé sur six frères, gentils-homes du pays, tous au service du roy? Ils avaient obtenu la permission du Roy d'acheter à vil prix l'héritage de ces six frères, héritage engagé, héritage dans le quel ils croiaient que ces gentilshomes ne pouvaient rentrer, parce que, disent ils (dans un de leurs mémoires que j'ay entre les mains) ces officiers sont trop pauvres pour être en état de rembourser la somme pour la quelle le bien de leurs ancêtres est engagé.

Les six frères sont venus me voir; il y en a un qui a douze ans et qui sert le roy depuis trois. Cela touche une âme sensible, je leur ai prêté sur le champ sans intérest tout ce que j'avais; et j'ay suspendu les travaux de Ferney. Ils vont rentrer dans leur bien. Figurez vous que les frères jésuittes pour faire leur manœuvre s'étaient liez avec un conseiller d'état de Geneve qui leur avait servi de prête nom. Quand il s'agit d'argent tout le monde est de la même relligion. Enfin j'aurai le plaisir de triompher d'Ignace et de Calvin. Les jésuites sont forcez de se soumettre, il ne s'agit plus que de quelques florins pour le génevois, cela va faire un beau bruit dans quelques mois. Vous sentez bien que frère Croust dira à made la dauphine que je suis athée. Mais par le grand dieu que j'adore, je les attraperai bien, eux et l'abbé Guion, et mtre Abraham Chaumex, et le journal crétien et l'abbé Brizet etc. etc. Non seulement je même la petite fille du grand Corneille à la messe mais j'écris une lettreà un ami du feu pape dans la quelle je prouve (aussi plaisamment que je le peux) que je suis meilleur crétien que tous ces fiacres là, que j'aime dieu, mon roy, et le pape, que j'ay toujours cru la transubstantation, qu'il faut d'ailleurs payer les impôts ou n'être pas citoyen etc. Ma chère philosophe communiquez cela au profète. Voylà comment il faut répondre. Ah ah vous êtes crétiens, à ce que vous dites, et moy je prouve que je le suis.

Il est vray qu'on imprime une pucelle en vingt chants mais que m'importe? Esce moy qui ay fait la pucelle? C'est un ouvrage de société fait il y a trente ans. Si j'y travaillai, ce ne fut qu'aux endroits honnêtes et pudiques (ce que j'affirme devant dieu). Ah ah maître Omer, je ne vous crains pas.

Ma belle philosophe j'embrasse vos amis, et votre fils.