1760-11-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Rien n'est plus importun mes divins anges qu'un pauvre diable d'autheur qui a fait une pièce à la hâte, qui ne la corrige pas trop à loisir, et qui est imprimé à cent lieues.
Jugez de ma syndérèse par ma lettreà Praut que j'ay l'honneur de vous envoier. Je vous supplie de vouloir bien me faire tenir les feuilles imprimées sous l'enveloppe de Monsieur de Courteille avant qu'elles soient tirées, car vous jugez bien qu'il y aura toujours quelques vers à changer et peutêtre aussi quelques lignes de prose dans la dédicace. L'académie m'a chargé de travailler à quelques feuilles de son dictionaire. Cette occupation déroute un peu de la poésie, et il y a bien longtemps que je suis dérouté. Les bâtiments et les jardins et tout le train de la campagne font encor plus de tort aux vers que le dictionaire de l'académie.

Apropos d'académie ne voudriez vous pas avoir la bonté de luy donner mon portrait? Qu'importe qu'il soit mal ou bien, je n'irai pas me faire peindre à soixante et sept ans. Il s'agit seulement que Fréron ne soit pas en droit de dire qu'on n'a pas voulu de moy à l'académie, même en peinture. Apropos d'académie encore, il y a mr Lemierre, grand remporteur de prix, et auteur d'Hipermnestreà qui je devais une lettre. J'ignorais son gite, je pris la liberté de vous adresser ma lettre. J'aprends qu'il demeure chez made Dupin. Je n'ay point lu son Hipermnestre sans plaisir. Pour le Colardou je ne le connais pas. On dit qu'il fait de très beaux vers. Il occupera longtemps mademoiselle Clairon! est il vray qu'elle arrive sur le téâtre violée? c'est dommage que cette action téâtrale ne se soit pas passée sur la scène! celà est plus plaisant qu'un échafaut. J'ay donc du temps pour me raccomoder avec melle Clairon! Elle daignera donc ne point écourter mon malheureux second acte! Elle est acoutumée à couper bras et jambes aux pièces nouvelles pour les faire aller plus vite. Bientôt les tragédies consisteront en mines et en postures.

Souvent l'excez du mal nous conduit dans un pire.

Je songe en vous écrivant à ma loy contre les nouvelles mariées ou les nouvelles promises.

Ainsi le veut hélas la loy de l'himénée.

Cela est trop général. Ce peut être la loy de Siracuse, mais il faut le dire.

Telle est dans nos états la loy de l'himénée.

Il me viendra cent petits scrupules à mesure. Voilà pourquoy je vous réitère ma très humble requête de vouloir bien m'envoier les feuilles.

Et Luc! Luc! quel diable d'homme! Voylà donc comme je serai trop vangé.

On parle encor de deux ou trois petits massacres, mais je n'en veux rien croire.

Mille tendres respects.

V.