1er 9bre 1760 aux Délices
Je reçois, mon respectable, et charmant ami, vôtre Lettre du 27e oct: Il m'arrive rarement d'accuser les dattes avec cette éxactitude; mais icy, la chose est très importante pour le tripot; et le tripot ne m'a jamais été si cher.
Celui qui griffone ma Lettre (car je ne peux pas grifoner ce matin, et je vous dirai pourquoi), celui dis-je qui grifone, prétend qu'il fit le paquet de Tancrède le 24e 8bre et moi je crois que ce paquet fut envoié le 21. Il est toujours très sûr qu'il fut adressé à Mr De Chauvelin avec un Pierre, et si vous ne l'avez pas reçu, voilà une de ces occasions où il est heureux que Mr le Duc de Choiseuil ait les postes dans son département.
Je m'imagine que Monsieur et Madame D'Argental ne seront pas mécontens de ma docilité, et de mon travail, et s'il y a encor quelque chose à faire, ils n'ont qu'à parler. J'ai écrit une grande Lettre à madame d'Argental sur les décorations de la Grêve. Je me flatte qu'elle sera entièrement de mon avis, et que nous ne serons pas réduits à imiter en France les usages abominables de l'Angleterre.
Voicy pourquoi je n'écris pas de ma main; c'est que je suis dans mon Lit, après avoir joué hier vendredy au soir, le bon homme Mohadar assez patétiquement; mais je n'ai pas aproché du sublime de made Denis; j'aurais donné une de mes métairies pour que mlle Clairon fût là. La fortune qui me favorise depuis quelque temps, malgré maître Aliboron dit Fréron, m'a envoié, parmi les voiageurs qui viennent icy, un Arabe, qui a sa maison à quelques lieües de Saide, lieu de la scène. Figurez vous quel plaisir de joüer devant un compatriote; il parle français comme nous, il parait que nôtre langue s'étend à proportion que nôtre puissance diminüe.
Je vous ai demandé de vouloir bien me faire tenir par mr De Courteilles la plus ancienne et la plus nouvelle copie de Fanime que vous aïez, et sur le champ vous aurez mon dernier mot.
Voudriez vous avoir la charité de vous informer s'il est vrai qu'il y ait une madlle Corneille, petite fille du grand Corneille, âgée, dit-on, de seize ans; elle dit-on depuis quelques mois à L'abbaye de St Antoine. Cette abbaie est assez riche pour entretenir nôblement la nièce de Chimène et d'Emilie; cependant, on dit, qu'elle est comme Lindane, qu'elle manque de tout, et qu'elle n'en dit mot. Comment pouriez vous faire pour avoir des informations de ce fait qui doit intéresser tous les imitateurs de son grand-père, bons ou mauvais?
Je suis plus fâché que vous de donner l'histoire de Pierre le grand, volume à volume, comme le païsan parvenu, mais, ce n'est pas ma faute; c'est celle de la cour de Petersbourg qui ne m'envoie pas ses archives aussi vîte que je les mets en œuvre; il faut me fournir de la paille, si on veut que je cuise des briques. La préface fut faitte dans un temps où j'étais très drôle; le système de Guignes m'a parû du plus énorme ridicule. Je conseille à L'abbé Barthelémi de tirer son Epingle du jeu; je voudrais de plus déshabituer le monde de recourir à Sem, Cam et Japhet, et à la Tour de Babel, je n'aime pas que l'histoire soit traittée comme les mille et une nuit.
Un petit mot de Luc, s'il vous plait. Je conviens de tout ce que vous dites; mais vous sçavez qu'il faut partir d'où l'on est, et qu'il y a des occasions, où l'on ne peut guères choisir qu'entre les fautes.
En vérité, vous devriez bien inspirer à mr le Duc de Choiseuil mon goust pour la Louïsiane, je n'ai jamais conçu comment on a pù choisir le plus détestable païs du nord, qu'on ne peut conserver que par des guerres ruineuses, et qu'on ait abandonné le plus beau climat de la terre dont on peut tirer du tabac, de la soye, de l'indigo, mille danrées utiles, et faire encor un commerce plus utile avec le Méxique. Je vous déclare que si j'étais jeune, si je me portais bien, si je n'avais pas bâti Ferney, j'irais m'établir à La Louïsiane.
A propos de Ferney, j'ai vû mr l'abbé d'Espagnac; croiriez vous bien que Mr de Fleury, intendant de Bourgogne, m'a amené le fils de mon ennemi Omer de Fleuri; je l'ai reçu, comme si son père n'avait jamais fait de plats réquisitoires.
Mon divin ange, et vous madame Scaliger, autre ange, je suis à vos pieds.
V.