26^e 9^bre 1759 aux Délices

Je n'ai pas vôtre santé de fer, Ma chère et respectable philosophe; c'est ce qui me prive de l'honneur de vous écrire de ma main.
La mort, et l'aparition de frère Bertier, si je ne me mourais pas de misère, celà me ferait mourir de rire; il m'a parû pourtant qu'il y a un peu de gros sel dans la première partie; mais tout est bon pour des Jésuites, et on peut leur jeter tout à la tête, jusqu'à des oranges de Portugal, pourvû qu'elles ne coûtent pas trop cher; car voicy le temps où il faut épargner les dépenses inutiles; je n'envoye point, comme vous, ma vaisselle d'argent à la monoye, parce que ma pauvre vaisselle est hérétique au poinçon de Genêve; et que le Roy très chrétien ne voudrait pas m'en donner 56 francs le marc; je m'adresserai aux jésuites d'Ornex qui ayant acheté tant de terres dans le païs, m'achèteront mon argenterie sans doute.

Quoi que je n'aïe guères le temps, j'ai pourtant lû tout le gros mémoire de M^r Dupleix, que vous avez eu la bonté de m'envoïer, et dont je vous remercie. Je conclus de ce mémoire que les Anglais nous prendront Pondicheri, et que m^r Dupleix ne sera point païé; on ne peut avoir, dans le temps où nous sommes, que de mauvaises conclusions à tirer de tout. Je tremble encor plus pour la flotte de m^r le m^a1 de Conflans que pour le remboursement de m^r Dupleix; le roy de Prusse marche en Saxe, et voilà les choses à peu près comme elles étaient dans le commencement de la guerre dans cette partie du meilleur des mondes possibles. Martin avait raison d'être manichéen, c'est sans doute le mauvais principe qui a ruiné la France de fond en comble en trois ans, dévasté L'Allemagne, et fait triompher les pirates anglais dans les quatre parties du monde. Que faut-il faire à tout celà, Madame? S'envelopper de son manteau de philosophe, supposé qu'Arimane nous laisse encor un manteau. J'ai heureusement achevé de bâtir mon petit Palais de Ferney: l'ajustera, et le meublera qui poura; on ne paye point les ouvriers en annuïtés, et en billets de Lotterie; il faut aumoins du pain, et nous n'en avons pas. Les romains ne voulaient que du pain et des spectacles; vous êtes à Paris audessus des Romains, vous n'avez pas de quoi vivre et vous allez voir deux nouvelles Tragédies, l'une de m^r de Thibouville, et l'autre de M^r Saurin.

Pour moi, Madame, je ne donne les miennes qu'à Tourney, nous avons fait pleurer les beaux yeux de Mad^e De Chauvelin l'ambassadrice, et nous aurions encore mieux aimé mouiller les vôtres. La République nous a donné de grosses Truittes, et la gazette de Cologne a marqué que ces truittes pesaient vingt livres de dix huit onces la livre. Plût à Dieu que les gazettier n'annonçassent que de telles sottises. Celles dont ils nous parlent sont trop funestes au genre humain.

Madame Denis, Madame, vous fait les plus tendres compliments. Vous sçavez bien à quel point vous êtes regrettée dans le petit couvent des Délices. Daignez faire le bonheur de ce couvent par vos Lettres. Que fait nôtre philosophe de Boheme? N'est-il pas ambassadeur de la ville de Francfort que nous n'aimons guères? S'il demande de l'argent pour elle, je ferai arrêt sur la somme. Comment se porte mons^r d'Epinay? ne diminüe t'il pas sa dépense comme les autres en bon citoyen? où en est m^r vôtre fils de ses Etudes? ne va t'il pas un train de chasse? Encore une fois, madame, écrivez moi, je m'intéresse à tout ce que vous faites, à tout ce que vous pensez, à tout ce qui vous regarde, et je vous aime respectueusement de tout mon coeur.

V.