1759-06-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis César de La Baume Le Blanc, duc de La Vallière.

N'ai je pas tout l'air d'un ingrat, monseigr le duc?
Il me semble que je devrais passer une partie de ma vie à vous remercier de vos bontés, et l'autre à tâcher de vous plaire. Cependant je ne fais rien de tout cela. Je cultive la terre. Je fais quelquefois de mauvais vers, mais je me garde de les envoyer aux ducs et pairs qui ont de l'esprit et du goût. Vous n'allez plus à la comédie et par conséquent je ne veux plus en faire; mais comment peut on avoir une bibliothèque complète de théâtre et ne point entendre mle Clairon? Comment peut on acheter fort cher des pièces de Hardy et ne pas aller à celles de Corneille? Avez vous la tragédie de Mirame dont les trois quarts sont du cardinal de Richelieu? La pièce est bien rare. C'était un détestable rimailleur que ce grand homme. Le cardinal de Bernis faisait mieux des vers que lui, et cependant il n'a pas réussi dans son ministère. Cela est inconcevable. C'est apparemment parce qu'il avait renoncé à la poésie. Le roi de Prusse n'en use pas ainsi. Il fait plus de vers que l'abbé Pellegrin aussi a-t-il gagné des batailles.

Je ne veux point mourir sans vous avoir envoyé une ode pour madame de Pompadour. Je veux la chanter fièrement, hardiment, sans fadeur, car je lui ai obligation, elle est belle, elle est bienfaisante, sujet d'ode excellent. Elle a eu la bonté de recommander à m. le duc de Choiseul un mémoire pour mes terres, terres libres comme moi, terres dont je veux conserver l'indépendance comme celle de ma façon de penser.

Je me suis fait un drôle de petit royaume dans mon vallon des Alpes. Je suis le vieux de la montagne, à cela près que je n'assassine personne. Madame de Pompadour a favorisé ma petite souveraineté écornée. Savez vous bien monseigr que j'ai deux lieues de pays qui ne rapportent pas grand'chose, mais qui ne doivent rien à personne?

Que les dieux ne m'ôtent rien,
C'est tout ce que je leur demande.

On m'a écrit que m. de Silhouette faisait de très bonne besogne. Il est vrai que celui là n'a point fait de vers, mais il a traduit Pope, et voilà pourquoi il est bon ministre. Monseigneur vous avez fait de très jolis vers de ma connaissance, fourrez vous dans le ministère, vous réussirez infailliblement. Je me jette du mont Jura au pied de Montrouge. Je m'occupe à ensemencer mes terres, à les rendre fécondes et les filles aussi, non pas en les semant, mais en les mariant. Je suis bon citoyen. Oh! le roi le saura, monsieur le duc, et je vois d'ici qui lui en fera ma cour. Jouissez de votre vie charmante et continuez vos bontés au Suisse V.