aux Délices route de Genêve, 3e février 1759
Vous allez être étonné, Monsieur, qu'au lieu de vous demander des lumières sur des objets de littérature, selon mon ancien usage, je me borne à vous demander vôtre protection sur le centième denier.
J'ai commencé à être honteux sur la fin de ma vie de l'avoir emploïée à barbouiller du papier. On prétend que les Chinois et les Indiens disent à Dieu en mourant, Tu n'as rien à me reprocher, j'ai fait des Enfans, bâti des maisons, et planté des arbres. Je ne sçais pas bien exactement, Monsieur, si j'ai rempli le premier devoir, mais je me vois au moins deux tiers d'Indou, et de Chinois, je plante et je bâtis. Je fais plus, je laboure, et je crois que l'invention du semoir est très utile à l'Etat. Mais en mettant beaucoup de deniers dans ces opérations je ne pense pas que je doive le centième denier éxigé par monsieur Girard. Je crois que Monsr Girard n'est ni un homme de Génie, ni un homme de bonne compagnie. C'est ce qui fait, Monsieur, que je m'adresse à vous de préférence à lui; je vous crois d'ailleurs beaucoup plus juste qu'un Girard. Je n'ai pas l'honneur de vous écrire de ma main, et vous pardonnerez cette insolence à un vieux malade, mais tant que les facultés de sentir et de penser me resteront je vous serai toujours attaché avec le plus tendre respect
Voltaire