1757-10-12, de Nicolas Claude Thieriot à Voltaire [François Marie Arouet].

Ce n'est pas une médiocre satisfaction pour moi de savoir que votre disciple Roi vous écrive, et qu'après vous avoir offensé il revienne à vous; ce n'est guères la coutume de ses pareils.
Je voudrois bien qu'à ce trait d'une belle âme, il ajoutât de se corriger de cette ironie insultante, dont il a trop souvent accompagné ses ordres les plus rigoureux, il m'attendriroit sur son infortune au lieu de m'avoir indigné par ce fond d'inhumanité. Comment la lecture de vos ouvrages et vos entretiens ne lui ont ils pas inspiré les sentiments contraires? Il se déffend avec un courage et une capacité qui font voir qu'il n'est accablé que par des forces bien supérieures aux siennes. Il vient d'écrire à son oncle le roi d'Angleterre une lettre si pleine de dépit et de fermeté qu'on doute si elle est véritable. Il s'étoit répandu que Breslaw avoit été surpris par les Autrichiens, mais il reste encor trois places trop fortes pour que la Silesie fût conquise et évacüée avant la rigueur de l'hyver, de sorte que nous en avons encor pour l'année prochaine à faire la guerre. Il se glisse cependt qu'il y a quelques préliminaires de paix commençés de la part du Dannemarc. Il seroit glorieux et agréable au Roi de Dannemarc qui doit faire un voyage en France de le faire précéder par le succès d'une médiation pareille. On est dans quelque inquiétude ici sur les Russes. Ils ont l'air de se séparer de la Compagnie, lorsque les Suédois s'en mettent. On vient de recevoir la nouvelle bien constatée de la prise du fort st Georges avec deux mil 500 prisoniers. Le fort a été rasé. La flotte angloise qui avoit débarqué à l'Isle Daix s'est contenté d'incendier quelques maisons et de faire quelque désordre à Fouras et ensuite a payé les dégâts, sans doute de peur que l'on n'en fit autant dans Hannovre. Ils sont rentrés à Plimouhth. Voilà bien du fracas, et ce qui résulte d'une dépense de 30 millions. Tout ceci fait croire les préliminaires dont je vous ai parlé. Mrs des Communes en vont pousser de beaux cris au prochain parlemt.

Je me suis informé si M. le Comte Gotter étoit en ce pays ci, on m'a assuré que non, et que le bruit qui en avoit couru ici il y a quinze jours avoit été occasioné par une lettre de Hambourg, que depuis il n'en avoit été question. On dit à présent que la Princesse Martgrave de Bareith vient incessament, mais c'est uniquemt pour sa santé.

L'auteur du livre que je vous ai envoyé par M. Bouret est M. Egherti qui avoit déjà publié un essay sur le commerce maritime et sur les Colonies françoises il y a deux ans. Il est frère de plusieurs officiers de nostre régimt Irlandois qui y sont fort distingués. Il est très vrai que M. Bouret n'a plus le portefeuille des fermes générales depuis que M. de Machault a cessé d'être Controlleur général. Il aime comme vous les Jardins et plante à présent celui qu'il a achepté de Mr le Comte de Stainville. C'est ce jardin potager qu'avoit M. le Chevalier Crozat, de l'autre côté du boulevard. M. Bouret et M. le Normand l'ont acheté 50 mil écus et y font pour un million de dépenses. M. Bouret a toujours les postes, et ne sera jamais à plaindre que de n'être pas raisonable dans ses menus plaisirs.

Les places de M. le Ma͞al de Mirepoix ne sont pas encor données. Celles de Gouverneur de M. le Duc de Bourgogne ne regardent à ce qu'on dit que M. le Duc de Nivernois. Vous savés que nous eümes avant hier la naissance de M. Le Comte d'Artois. Il est bien singulier que les Comédiens ayent donné hier au peuple Iphigénie en Tauride pour cet événemt. On n'y pensoit plus. L'auteur l'avoit retirée pour y faire des changemts considérables dont les Comédiens lui ont voulu fe voir l'effet. L'Encyclopédie ne paroitra pas encor sitôt. L'Inoculation s'établira, mais il fault encor dix ans. L'Exemple de M. et de Mad. la Duchesse d'Orleans devroit suffire.

Cette aimable Princesse qui honnore dans toutes les occasions les gens de Lettres et les artistes a fait un petit Madrigal à Bernard sur son dernier Ballet. Les descendants des Lisois goûtent fort tout ce que vous m'en avés écrit. Madame de Montmorency dit qu'elle voudroit pour beaucoup vous connoitre, et qu'elle désireroit et aimeroit bien plus votre amitié que vos homages. Pour moi je suis fort sensibles à toutes ces politesses attentives du bon suisse, car elles m'attirent des choses fort agréables.

M. Le Marquis de Louvois, fils ainé de M. de Souvré, qui aporta la nouvelle de la bataille d'Hastinback, vient de mourir d'une fièvre maligne. Cette maladie devient bien commune. Il en est mort depuis un mois plus d'une douze de personnes connües.

Il m'est revenu qu'en attendant vos archives de Piere le Grand, votre Muse folatte et familière prenoit de tems en tems ses esbats avec Jeanne. J'en suis bien aise, car elle me fait retrouver ma bonne humeur quand je l'ai perdüe. Adieu bon Suisse, amusés vous pour nous amuser ensuite. Je vous souhaite une bonne santé. Jouissés bien de votre Liberté et de vos agréables habitations. Je vous embrasse de tout mon coeur.

Tht

Je ne reçois de lettres dans le monde que de Vous, ainsi envoyés les moi tout droit par la poste. Ma fortune est au dessus de cette médiocre dépense. Cette considération ne peut regarder que de gros paquets.