1756-11-29, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Le Rond d'Alembert.

J'envoie, mon cher maitre, au bureau qui instruit le genre humain, Gazette, Généreux, Genres de style, Gens de lettres, Gloire et Glorieux.
Grandeur et Grand, Goût, Grâce et Grave.

Je m'aperçois toujours combien il est difficile d'être court et plein, de discerner les nuances, de ne rien dire de trop, et de ne rien omettre. Permettez moi de ne traiter ni Généalogie ni Guerre littéraire; j'ai de l'aversion pour la vanité des généalogies; je n'en crois pas quatre d'avérées avant la fin du treizième siècle, et je ne suis pas assez savant pour concilier les deux généalogies absolument différentes de notre divin sauveur.

A l'égard des Guerres littéraires, je crois que cet article, consacré au ridicule, ferait peut-être un mauvais effet à côté de l'horreur des véritables guerres. Il conviendrait mieux au mot Littéraire, sous le nom de Disputes littéraires; car en ce cas le mot guerre est impropre, et n'est qu'une plaisanterie.

Je me suis pressé de vous envoyer les autres articles, afin que vous eussiez le temps de commander Généalogieà quelqu'un de vos ouvriers. On a encore mis ce maudit article Femme dans la Gazette littéraire de Genève, et on l'a tourné en ridicule tant qu'on a pu. Au nom de dieu, empêchez vos garçons de faire ainsi les mauvais plaisants: croyez que cela fait grand tort à l'ouvrage. On se plaint généralement de la longueur des dissertations; on veut de la méthode, des vérités, des définitions, des exemples: on souhaiterait que chaque article fût traité comme ceux qui ont été maniés par vous et par m. Diderot.

Ce qui regarde les belles lettres et la morale, est d'autant plus difficile à faire que tout le monde en est juge, et que les matières paraissent plus aisées; c'est là surtout que la prolixité dégoûte le lecteur.

Voudra-t-on lire dans un dictionnaire ce qu'on ne lirait pas dans une brochure détachée? J'ai fait ce que j'ai pu pour n'être point long; mais je vous répète que je crains toujours de faire mal, quand je songe que c'est pour vous que je travaille. J'ai tâché d'être vrai; c'est là le point principal.

Je vous prie de me renvoyer l'article Histoire dont je ne suis point content, et que je veux refondre, puisque j'en ai le temps. Vous pourriez me faire tenir ce paquet contre-signé chancelier, à la première occasion.

Vous ou m. Diderot, vous ferez sans doute Idée et Imagination; si vous n'y travaillez pas, et que la place soit vacante, je suis à vos ordres. Je ne pourrai guère travailler à beaucoup d'articles, d'ici à six ou sept mois; j'ai une tâche un peu différente à remplir; mais je voudrais employer le reste de ma vie à être votre garçon encyclopédiste. La calomnie vient de Paris, par la poste, me persécuter au pied des Alpes. J'apprends qu'on a fait des vers sanglants contre le roi de Prusse, qu'on a la charité de m'imputer. Je n'ai pas sujet de me louer du roi de Prusse; mais, indépendamment du respect que j'ai pour lui, je me respecte assez moi même pour ne pas écrire contre un prince à qui j'ai appartenu. On dit que la Beaumelle a fait imprimer une Pucelle à sa façon, où tous ceux qui m'honorent de leur amitié sont outragés; cela est digne du siècle. Il y aura un bel article de Siècleà faire, mais je ne vivrai pas jusque là. Je me meurs; je vous aime de tout mon cœur et autant que je vous estime. Madame Denis vous en dit autant.