1756-06-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Élie Bertrand.

Mon cher monsieur, j'ay été pis que jamais, malgré les beaux jours et l'absence des médecins. La mort du colonel Constant m'afflige, et me rend la vanité de la vie et sa misère plus sensible. Tout dépose à mes yeux contre le tout est bien, et la résignation des Turcs est la seule philosofie qu'on puisse opposer aux calamitez de ce monde. J'entends bien qu'en cela les Turcs sont crétiens, car dans toutte relligion, dans toutte secte, δεω υπαρκειν est le premier devoir. Se soumettre à la providence est le point de ralliement de tous les hommes.

Je me flatte que Monsieur et Madame de Freidenrik sont en bonne santé et vous aussi, mon cher philosophe, c'est une consolation pour ceux qui soufrent de savoir que les personnes qu'on aime ne soufrent pas.

Il parait des mémoires de Monsieur de Torsi, qui sont très vrais et très instructifs. C'est qu'ils sont de la main d'un homme rare dans son espèce, d'un ministre honnête homme. Il parait des mémoires de Madame de Maintenon qui sont un tissu de sottises, d'impostures et d'impuderies. C'est qu'ils sont de La Beaumelle. On peut dire de lui ce qu'on disait d'un jésuitte: Nul dans le mensonge n'a eu moins de respect pour la vérité.

Le grand Tronchin revient couvert de gloire et chargé d'or. Il doit beaucoup à son talent et à sa figure, et beaucoup plus à la faiblesse des hommes. On oubliait à Paris Minorque pour luy. A présent on songe à Minorque. Il faut que le maréchal de Richelieu soit bien sûr de prendre Port Mahon, puisqu'il a fait courir une lettre de félicitation que je luy ay écritte d'avance.

Adieu, mon cher ami, je soufre et je vous aime. Vous recevrez bientôt, je crois, un petit ballot. Vale! Madame Denis vous fait mille sincères compliments, nous présentons à Monsieur et à Madame de Freidenrik nos tendres remerciments. Nous désirons bien de les revoir. Quand ils feront un petit voiage à Genéve, ayez la bonté d'en être et de nous avertir.

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