1756-05-08, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Jean François Hénault.

J'aurai bientôt, grâce à vos bontés, une petite bibliothèque d'abrégés de l'histoire de France; s'il suffit, pour être digne de vos présents, d'en faire sans cesse usage et d'en sentir le prix de plus en plus, personne assurément n'a mieux mérité que moi vos faveurs.
Vous savez d'ailleurs, mon cher et illustre confrère, que je n'ai jamais attendu, pour vous rendre des hommages publics, que les suffrages universels justifiassent mes sentiments. Il me semble que je vous ai toujours traité comme m. le maréchal de Richelieu. Je vous croyais, il y a plus de vingt ans, capables tous deux des choses les plus solides tandis qu'on parlait de vos agréments. Et vous m'avez justifié l'un et l'autre. Je n'ai pas été l'homme de mon siècle le plus solide, mais j'ai eu l'instinct de deviner ceux qui l'étaient. Vous avez ajouté à cette nouvelle édition beaucoup de choses utiles. Je ne sais pas pourquoi vous lisez à l'Académie des belles lettres une défense des abrégés. Votre livre n'était il pas la plus belle apologie qu'on puisse faire de ce genre d'écrire? Il n'y aura que ceux qui voudront vous imiter qui auront besoin d'apologie.

J'ai toujours pensé comme vous depuis que j'ai appris sérieusement à lire sur les différents ordres de l'état. Ce que vous en dites page 240 du Ier tome me paraît très vrai. Je n'ai trouvé qu'une seule fois le mot nobiles dans les capitulaires de Charlemagne et il signifie magnates, c'est à dire ceux qui avaient des dignités dans l'armée et dans l'état. Il en était alors de la France comme de la Turquie. Elle a des bashalics, des timars, etc.; mais elle n'a point de noblesse. Notre noblesse ne vient que des fiefs, des arrière-fiefs et des taupins et francs archers, et enfin des lettres d'annoblissement.

Il est très certain que Louis XIII eut le surnom de Juste dans son enfance, et longtemps même avant d'avoir assassiné son premier ministre et maltraité sa mère. Il eut ce sobriquet parce qu'il était né sous le signe de la balance. Cette anecdote se trouve, si je ne me trompe, dans Vittorio Siri.

A l'article de la disgrâce de m. de Pomponne, ne vous êtes vous pas souvenu du mémoire écrit de la main de Louis XIV: Il a fallu, dit il, que je lui ordonne de se retirer parce que tout ce qui passait par lui perdait de la grandeur et de la force qu'on doit avoir en exécutant les ordres d'un roi de France?

Vous n'avez pas oublié de rendre justice au roi de Prusse. Vous citez ce qu'il dit du czar Pierre dans son Histoire de Brandebourg: Plusieurs princes avant lui avaient renoncé à des couronnes par dégoût pour le poids des affaires; aucun n'avait cessé d'être roi pour apprendre mieux à régner.

Cette citation m'a fait d'autant plus de plaisir que j'avais dit mot à mot la même chose il y a vingt-six ans dans l'Histoire de Charles XII. J'ai pu pendant quelque temps avoir quelque conformité de style avec le roi de Prusse, mais c'est un honneur auquel je ne peux plus prétendre. Il s'est élevé et j'ai baissé.

Mme Du Deffand m'a bien étonné par sa lettre. Je suis très coupable d'avoir passé tant de temps sans lui écrire; mais que peut mander un malade, un solitaire, un suisse, un jardinier! Il faut des sujets de lettres: je vous en écrirais vingt sur votre Abrégé chronologique. Qu'elle m'envoie ses ouvrages, je lui écrirais tous les huit jours; je l'aime, je la plains, que ne puis je l'amuser! Adieu, jouissez de la santé et de la gloire.