1756-04-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Gabriel Amable Sénac de Meilhan.

Je n'ai guères reçu en ma vie, Monsieur, ni de lettres plus agréables que celle dont vous m'avez honoré, ni de plus jolis vers que les vôtres.
Je ne suis point séduit par les louanges que vous me donnez: je ne juge de vos vers que par eux-mêmes; ils sont faciles, pleins d'images, et d'harmonie: et ce qu'il y a encor de bon c'est que vous y joignez des plaisanteries du meilleur ton. Vos voyageurs qui vont chercher le sabre de Ninus et le nez d'Jamblique, et vos croisés qui vont mourir pour Dieu de la peste en Asie, sont très-réjouissants. On n'écrit point ainsi à dix-neuf ans. Je vous assûre qu'à votre âge je n'aurai point fait de pareilles lettres. Si Mr votre père est le favori d'Esculape, vous l'étes d'Apollon: c'est une famille pour qui je me suis toujours senti un profond respect en qualité de poëte et de malade. Ma mauvaise santé qui me prive de l'honneur de vous écrire de ma main, m'ôte aussi la consolation de vous répondre dans votre langue.

Permettez-moi de vous dire que vous faites si bien des vers que je crains que vous ne vous attachiez trop au mêtier; il est séduisant, et il empêche quelquefois de s'appliquer à des choses plus utiles. Si vous continuez, je vous dirai bientôt par jalousie ce que je vous dis à présent par l'intérêt que vous m'inspirez pour vous. Vous me parlez, Monsieur, de faire un petit voyage sur les bords de mon Lac, je vous en défie; et si jamais vous allez dans le pays que j'habite, je me ferai un plaisir de vous marquer tous les sentiments que j'ai depuis longtemps pour mr votre père, et tous ceux que je commence à avoir pour son fils. Comptez, Monsieur, que c'est avec un cœur pénétré de reconnaissance et d'estime que j'ai l'honneur d'être votre très-humble et trèsobéissant serviteur

Voltaire