aux Délices 10 décembre [1755]
Je vous envoye mon cher ange une tragédie que vous recevrez par une occasion.
Ne vous allarmez pas, cette tragédie n'est pas de moy. Je ne suis pas homme à combattre le lendemain d'une bataille. La pièce est d'un de mes amis à qui je voudrais bien ressembler. Je crois qu'elle peut avoir du succez: et je crains que l'amitié ne me fasse illusion. Je soumets l'ouvrage à vos lumières, l'auteur et moy nous nous en raportons à vous avec confiance. Soyez le maitre de cette tragédie comme des miennes. Vous pouvez la faire donner secrettement aux comédiens. Mon cher ange pendant que vous vous amuserez à faire jouer celle là, je vous en mettray une autre sur le mêtier afin que vous ne chommiez pas; car ce serait conscience.
Est il vray qu'il parait dans Paris deux ou trois éditions d'une pauvre héroïne nommée Jeanne? et qu'il y en a d'aussi indécentes que fautives et défigurées? C'est Tiriot qui me mande cette chienne de nouvelle. Mettez moy au fait je vous en supplie de mes enfants bâtards qu'on expose ainsi dans les rues. Il faut que les gens aient le cœur bien dur pour s'occuper de ces bagatelles pendant qu'une partie du continent est abimée et que nous sommes à la veille du jugement dernier.
Je vais d'alpe en alpe passer une partie de l'hiver dans un petit hermitage appelé Monrion, aux pieds de Lausanne à l'abri du cruel vent du nord. Adressez moy toujours vos ordres à Lyon.
Mille tendres respects à tous les anges.
V.