1755-10-02, de Sébastien Dupont à Voltaire [François Marie Arouet].

Je voudrois, cher et illustre ami, pouvoir être aupréz de vous, quand vous êtes las d'Etudier et d'Ecrire; je ne vous gênerois peut-être pas, et je ne ferois point de tort au public, car il lui importe peu, de même qu'à vous, par qui vous soïez ennuïé dans vos momens vuides.

Je suis dans les vacquances. C'est-à dire, je n'ai rien affaire pour le public, mais beaucoup pour moi: heureux tems! quel dommage qu'il s'écoule avec tant de vitesse! j'en saisis tous les instans. Je les Emploïe à lire Cicéron, Virgile et mon Voltaire. Je ne prens pas le moment de m'habiller, et ces divines lectures font mon bonheur: elles r'animent les feux de mon esprit qui étoient prêts de s'Eteindre: Si j'étois sûr de vous plaire et de ne pas vous géner, j'irois certes aupréz de vous. Mais la prudence me deffend de faire un long voïage qui nous seroit à charge à tous deux: ne vous dégoutterai-je pas en vous faisant des Remerciemens? Ce stÿle est bien ennuieux et pour celui à qui il s'adresse et pour celui qui s'en sert. Cependant j'aime mieux être ennuieux que de paraitre ingrat: je vous remercie donc et du plus profond du Cœur de vos dernières bontés. Ce Monsieur de Paulmy m'a dit en deux mots que vous m'aimiez, et je préfère cette précieuse amitié à touttes ses faveurs. Un Courtisan ne me croira pas, mais les sages qui vaillent mieux que les Courtisans chériront mon sort, par ce qu'ils ne sçavent pas envier.

Pourquoi me cachez vous la Fortune de nôtre cher Orphelin? Vous l'avez mis au monde dans ces climats sauvages, et vous vous ressouviendrez qu'il a trouvé un père en moi: devois-je m'attendre de recevoir de ses nouvelles par la trompette de la Renommée? Hélas! sans vôtre modestie, je croirois que vous ne m'estimez guerres.

Oseroi-je vous demander la Confidence de vos occupations? Souffrez que j'aie la Curiosité de toutte la terre. Mon amour propre a gémi plus d'une fois d'Entendre lire dans des Cercles des ouvrages nouveaux, que nôtre amitié m'auroit permis de doutter être de vous si leur excellence ne m'en avoit assûré: je vous ouvre mon cœur, comme vous voïez, mais si c'est un bien, il vous appartient, et je ne puis, sans injustice, vous dérober aucun de ses produits.

Je m'adresse à Madame Denys ma bienfaitrice. Je sens touttes ses bontés pour moi. Elle est toujours présente dans mon Esprit, et je vous aimerai tous les deux jusqu'au Tombeau et par delà s'il est possible.