1754-04-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

J'ai reçu hier 10 du mois au soir votre lettre du 3 avril par la voïe de Strasbourg, ayant reçu le 9 au soir la lettre du 4 par Mr. Bouret avec la table des parités des monnoïes dont je vous ai accusé la réception, et dont je vous ai fait mes remerciments.
Je vous prie de vouloir bien me mander à qui vous avez adressé la caisse que vous avez fait partir pour Strasbourg. Je ne cesse de vous demander pardon de tant de soins qui sont le nécessaire et triste éffet de l'absence. Je me flatte que vous me faites l'amitié d'ordonner qu'on emballe proprement les mémoires de l'académie des sciences, des belles lettres, de la société de Londres, et les actes de Leipzig pour l'Electeur Palatin, que le ballot parte par les rouliers de Strasbourg, et soit adressé à Mr. Pierron, premier valet de chambre de S. A. E. à Manheim. Je ne pourai savoir que dans quinze jours si l'Electeur voudra de mon cabinet de Physique et de mes tableaux.

Vous ne m'avez jamais dit si vous avez reçu un paquet contenant une douzaine de Procès verbaux avec une lettre qui les accompagnait; le tout dut vous être envoïé par Mr. Bouret, le même jour que vous reçûtes les quatre volumes dont vous me parlez. Vous ne m'avez pas non plus répondu sur la lettre obligeante que le Roi de Prusse a eu la bonté de m'écrire dans la quelle il me certifie qu'il a entre ses mains mon manuscrit original de l'histoire universelle, très-différent de l'infâme édition qu'on en a publiée. Je vous demande en grâce de vouloir bien répondre à tous les articles de mes lettres, comme je réponds aux vôtres. Il faut se ménager dans une absence si cruelle, la consolation de s'entendre. J'ai été surpris que vous aïez pris la peine de demander un passeport pour moi, dans le temps où je vous mandais tous les jours que ma santé déplorable m'empêchait de prendre aucune résolution. Je ne crois pas même que j'aïe la force d'aller à Plombières, quoique le Père de Menoux m'ait offert d'y aller avec moi, et je ne sçai pas encor si je ne prendrai point des Eaux de Sultzbach qui sont à trois lieues d'ici; un malade ne peut répondre de rien.

Tout ce que je peux vous dire de positif, c'est qu'il n'y a guères de situation plus douloureuse que la mienne, et que je la supporte avec quelque courage; mais si vous daignez vous y intéresser véritablement, je n'aurai plus besoin de la vertu de la patience, et je serai content de ma destinée. Vous n'aurez qu'après Pâques le second volume des annales de l'Empire. Nous pourons une autre fois éxaminer à fond les quatre volumes. Il me parait que la Préface peut paraître avec la plus grande bienséance, puisqu'il y en a déjà des morceaux imprimés dans celle de Marmontel, et qu'elle est d'ailleurs publique depuis longtemps, ainsi que plusieurs lettres du même auteur, qui ne peuvent que faire beaucoup d'honneur à son cœur, à son esprit et aux belles Lettres. S'il y a d'ailleurs quelques passages qui vous déplaisent, vous me ferez plaisir de m'en avertir. Je les corrigerai aisément; ce sera même un amusement pour moi. Il faut que je me hâte de profiter du temps, pour ne point laisser après moi des ouvrages aussi imparfaits que ceux que Lambert a imprimés. Je serai bientôt comme vôtre automate qui n'a que la force d'articuler mal quelques mots: mais avant de perdre pour jamais la parole, je voudrais que mes enfants parussent dans le monde un peu mieux établis qu'ils ne le sont. Vous étes de tous mes enfans celle qui me fait le plus d'honneur, comme celle que j'aime davantage. Il ne faut pas que vos frères imprimés vous fassent honte. N'est-il pas vrai par éxemple que le commencement du discours en vers sur l'égalité des conditions est bien mieux que l'imprimé? Si la fin du cinquième discours ne vous plait pas, on en pourait facilement retrancher huit vers, mais je peux vous assurer que ces huit vers ne déplairont à personne au monde. La fin de l'Epitre sur la calomnie me parait infiniment plus forte et plus agréable que dans les autres éditions. Une seule page corrigée dans les Voïages de Scarmentado, peut mettre tout le monde à son aise. Cette bagatelle parait assez plaisante sans être le moins du monde dangereuse. Tout cela peut être reformé en un jour ou deux; ainsi je ne vois pas pourquoi vous faites tant la difficile sur une chose si simple. Amusez-vous quand vous n'aurez rien à faire, à m'envoïer un paquet de critiques, et vous aurez bien vîte satisfaction. Quelque malade et quelque faible que je sois, j'ai encor des ressources, quand il s'agit de vous plaire. Il me parait qu'à présent peu de choses vous éffraïe; vous devez savoir que la même chose qui fait beaucoup de bruit dans sa nouveauté quand elle parait dans une petite brochure, n'en fait plus du tout quand elle est noïée après plusieurs éditions dans un grand nombre de volumes. Les hommes sont ainsi bâtis. Adieu ma chère enfant, je suis toujours, languissant, prest à vivre, prest à mourir, faisant tous mes paquets, en vers, en prose, en affaires. Mr de Montconseil m'assure que Bernard est mort absolument ruiné, qu'il le savait depuis trois ans, et que son notaire l'avertit alors de ne pas avoirà faire avec luy. Laleu, notaire de Bernard, nous a fait donner dans le traquet. Je vous embrasse.

V.