1753-06-21, de Paul Desforges-Maillard à Gilles François de Beauvais.

Monsieur et très cher ami,

Je suis véritablement sensible à l'honneur que vous m'avez fait de me choisir pour faire l'ouverture de l'exercice sur la poësie, dont vous allez régaler sur la fin de ce mois les amateurs de la belle Littérature.
J'accepterois avec grand plaisir la préférence distinguée que vous me donnez si j'étois aujourd'hui le maître de disposer de mon temps, et je n'ai diféré de vous répondre que dans l'espérance, où j'ètois, que l'arrivée d'un contrôleur me fourniroit les moyens d'échaper pour quelques jours à mes ennuyeux embarras. Mais ce contrôleur n'arrive pas, et quand il arriveroit, il ne seroit peutêtre point au fait du train de ce bureau, et je n'en serois pas plus avancé. Depuis le mois d'octobre je suis tout seul dans ce bureau, le contrôleur que j'avois, s'ètant absenté par congé pendant quatre mois, et s'étant fait réprésenter de mon consentement par une personne qui ne se montroit qu'un quart d'heure, à la fin du mois. L'emploi ayant été vacant ensuite, et enfin ayant été rempli pendant un mois et demi par un contrôleur qui couroit en campagne tous les jours et qui s'est embarqué pour la Guinée. Cependant le commerce prend vigueur depuis le sel nouveau, si bien que je n'ai pû encore trouver le moment ni d'écrire au Cardinal Querini, ni de faire un remerciment à l'académie des Ricovrati de Padoue, qui m'a reçû d'une manière fort honorable, ainsi, comme disoit Rousseau à un de ses amis,

Tu vois, mon cher, quelle contrainte
En ces lieux enchaine mes pas,
Et que pour aller à Corinthe
Le seul désir ne sufit pas.

Plaignez moi donc, très cher ami, de la nécessité où je me trouve de sacrifier à ce devoir pénible le plaisir que j'aurois d'aller vous embrasser, et d'unir ma voix aux aplaudissemens, qui seront dûs à vos agréables et curieuses recherches sur le génie et le goût de nos diférentes poësies. Je vous suis bien obligé de l'honorable mention que vous faites des miennes, et que je dois au coeur de l'ami plutôt qu'à leur foible mérite.

Je ne suis pas étonné de la note désavantageuse de l'affaire sur mon compte. Il s'est servi pour m'injurier des mêmes termes qu'il a employés contre mon ami mr Titon du Tillet, un des plus aimables hommes, que Dieu ait jamais créés, c'est ainsi qu'il en parle dans son histoire du siécle de Louis XIV, un homme s'avisa, & il hait mr Titon parce qu'il ne lui a point fait l'honneur d'un médaillon, de même qu'à Fontenelle et Crébillon qui vivent encore et au grand Rousseau durant sa vie. Ce Voltaire me hait aujourd'hui par contrecoup, à cause de la vive et fidelle amitié qui ne se ralentira jamais entre le célébre auteur du Parnasse françois et moi. Mais la dernière lettre que j'ai reçue de Voltaire, et dont voici la copie, sera toujours une preuve convaincante de son coeur détestable. 'Les fréquentes maladies, dont je suis accablé, Monsieur, m'ont empêché de répondre à votre prose et à vos vers; mais elles ne m'ôtent rien de ma sensibilité pour tout ce qui vous regarde. Je me souviens toujours des coquetteries de mlle Malcrais, malgré votre barbe et la mienne, et s'il n'y a pas moyen de vous faire des déclarations, je cherche celui de vous rendre service; je compte voir cet èté mr le controlleur général. Je chercherai mollia fandi tempora, et je me croirai trop heureux, si je peux obtenir quelque grâce du Plutus de Versailles en faveur de l'Apollon de Bretagne. Pardonnez à un pauvre malade de ne pas vous écrire de sa main. Je suis bien véritablement &c.'

Ce qu'il y a de singulier et de fort dans ceci, c'est que la lettre autant que j'en puis juger par quelques autres qu'il m'a écrites, est toute de sa main.

Voici le commencement d'un[e] Lettre de l'Abé Berthelin, l'éditeur du dernier Trévoux, dattée de Paris du 27 7bre 1745. Je l'avois prié de rendre une Lettre à Voltaire et de le faire souvenir de la promesse qu'il m'avoit faite de parler pour moi au contrôleur général.

'M. de Voltaire en lisant votre Lettre, monsieur, disoit de temps en temps: il a l'esprit bien orné; son érudition est variée. Il est fâcheux qu'avec tant de mérite il soit réduit à passer des jours dans un pays barbare. Il me promit de parler de vous au contrôleur général. Cependant il ne se flate pas de réüssir, à cause de l'extrême dificulté que l'on trouve à obtenir le moindre emploi. On préfère, me disoit il, à un homme digne de l'immortalité, un vil mortel qui a été surnuméraire pendant quelques années. Quoiqu'il en soit m. de Voltaire paroit disposé à vous donner des preuves de son estime en vous rendant service.'

Ce seigneur Voltaire m'a donné bien d'autres paroles à moi même, sans m'en avoir tenu aucune, mais vous voyez du moins qu'il faut qu'il soit bien double, bien vain et bien mauvais, d'en avoir agi avec moi de cette manière. Je me console n'étant pas le seul à qui il ait joué de pareils tours. Je trouverois bien de quoi me vanger de lui mais il a toujours la plume à la main, et moi je suis toujours chargé d'afaires. Si la fortune m'avoit donné comme à lui la faculté de vivre dans un loisir doux et commode, j'eusse porté mon vol peutêtre aussi haut que lui. Mais né presque sans bien, presque toujours confiné dans un pays où la littérature est inconnue, toujours pressan et sollicitant pour tâcher de me procurer une vie plus douce, je n'ai jamais joui de mon Esprit. Observez de plus l'imposture de Voltaire, quand j'écrivis sous le nom de mlle de Malcrais; je ne voulois tromper que l'auteur du mercure avec lequel j'étois brouillé, chacun prit la pillule et l'avala. On m'écrivit des Lettres polies en vendans le mercure, j'y répondis, mais ce ne fut pas moi qui commençai à écrire à personne. Je ne connoissois personne à Paris, je n'y avois aucune adresse; et je n'aurois jamais sorti de ma province, si mr Titon, qui chercha à me connoitre, ne m'eut ofert son amitié, sa maison, et ses secours, pour m'atirer dans la capitale, où m'occuper de sollicitations, comme je faisois dans la province. J'ai passé deux ans et demi, par trois fois diférentes.

Vous voilà, mon cher ami, bien au fait de la fourberie de Voltaire, et de ce qui me concerne d'ailleurs. Vous voyez qu'avez mes afaires je ne puis lire si vîte l'Horace que vous m'avez prêté, et que je ne puis vous l'envoyer qu'à la fin du mois prochain. Ce recueil est mal choisi. On y trouve peu de pièces achevées; et celles qu'il met en marge devroient être très souvent à la place de celles qui accompagnent le texte. Cependant ce livre ne laisse pas d'être agréable. Ma femme qui a été très mal d'une colique d'estomac à laquelle elle est très sujette vous fait mille complimens, et vous invite bien fort de concert avec moi, de nous venir voir comme vous nous le promettez. Venez donc et soyez persuadé que vous ne sçauriez faire plus de plaisir, Monsieur mon très cher ami, à votre très humble et très obéissant serviteur

Desforges Maillard