1746-01-01, de Paul Desforges-Maillard à Voltaire [François Marie Arouet].

L'année après un tour de sa roue à douze rayons revient, Monsieur, au jour équivoque des bons souhaits et des belles promesses, ou, pour me servir d'une expression plus nette et plus vraye, au fameux jour des mensonges,

Où chacun se cherche et s'accole,
Pour satisfaire à la façon
D'un bisarre et vieux protocole,
Qui n'a ni rime ni raison;
Où l'homme, s'il n'est frays maçon,
Sous son velours à cizelure
Tient le stilet et l'hameçon,
Tandis que sa langue parjure
Débite sa sainte oraison.
Jour, où l'on jette à l'avanture,
Des serpens cachez sous les fleurs,
Et sous de brillantes couleurs,
L'impertinence et l'imposture;
Où sans scrupule on se figure,
Et même chez d'aimables gens,
Qu'il est permis en complimens,
De se donner la tablature:
Chacun se la réciproquant,
Au fond de l'âme se môquant,
Mêlant le doux au mordicant,
Et de promesses trafiquant,
Que le Diable va confisquant,
Lequel compte que le croquant
Qui n'a point acquis fourniture
D'honnêtes moeurs et de foi pure,
Ira s'acquiter doublement,
Triplement, et centuplement
Dans sa marmite chaudement;
Dont des Fontaines le Normand
Vivant de Littéraire ordure,
Falsificateur véhément,
Marchand d'encre à fausse mesure,
Est en état conséquemment,
D'envoyer ici par Mercure,
A ses suppôts, gripedeniers,
Petits fraters, garçons fripiers,
Une feuille cent fois plus sûre
Que celles, que sa plume impure
Vendoit à Chaubert son mignon,
Qui lui disoit pince, Giton,
Sinon garde ton écriture.
Maints rancuniers sur l'hélicon
Tels même que fit Apollon
Cordons bleus de Littérature,
Irritez contre ce bourdon,
Lui souhaitent maint gros tison,
Qui lui rende de la brûlure
En revanche de sa piqûre.
Pour moi, je ris du genre humain,
Sotte engeance qui déraisonne,
L'un sur la goire folichonne,
L'autre sur le frivole gain
Du beau métal de couleur jaune,
Dont plus il a, plus il a faim;
Sans penser au temps incertain
Qui fuit, comme l'onde amassée
De tous côtés sort de la main
Qui cherche à l'y tenir pressée.
Hélas! papillon qui chérit
L'ardent fanal qui le dévore,
Stupide animal que nourrit
Un suc funeste qu'il ignore,
Fol enfant qui pleure et qui rit
A la marotte qu'il adore;
Son pauvre sens presque aussi lourd
Aussi chancelant, aussi sourd
Que l'est l'instinct de la pécore,
Bégaye sur la fin jour,
Comme il faisoit à son Aurore.
Mais vicieux pour vicieux,
Sans aprouver l'erreur brutale
D'un prince moû, luxurieux,
Ce dissolu Sardanapale,
Qui disoit, buvons, mangeons bien.
On est aujourd'hui quelque chose;
Demain, personne n'en dispose,
Que sera-t-on? peut-être rien;
Or de ce lâche Assirien
Je préférerois la morale,
A la conduite du vilain,
Qui de marbre pour son prochain,
Ensevelit son or sous terre,
Où son cadavre en peu de jours
Trouvera bien une autre serre,
S'il n'est mangé par les vautours,
Ou consumé par le tonnerre.
Esse aliquid manes et subterranea regna
et contum et Stygio ranas in flumine nigras,
atque una transire vadum tot millia cymba,
nec pueri credunt nisi qui nondum aere lavantur,
Mais les enfans emmaillottez
Qui n'ont qu'un cri pour tout langage,
Et ceux que le tailleur et l'âge
N'ont point encore cullotez,
Eux seuls ont la force de croire
Que les Mânes, l'Enfer, Caron,
Sa nacelle et son aviron
Ne sont point une vaine histoire,
Que dans le marais Stigien
Des grenoüilles en robe noire
Croassent une himne à la gloire
Du monarque plutonien,
Et que dans une batelée
Cent mille âmes à peu de frais
Passent cette onde reculée,
Que l'on ne repasse jamais.

Je trace, monsieur, tout en sortant du lit cette longue tirade. On le voit assez par la liberté du Stile; mais la morale qu'elle renferme, n'en est pas moins vraye. O curas hominum! quantum est in rebus inane! Je m'atends bien, monsieur, que vous m'arrêterez à ce passage, et que vous me demanderez, pourquoi donc je vous sollicite de m'obtenir un emploi convenable. Ecoutez, monsieur, nous sommes, ce me semble, égaux pour la naissance (la mienne est assurément fort honnête), vous m'êtes infiniment supérieur pour l'esprit, et par conséquent vous devez être infiniment plus philosophe; mais si j'avois la dixième partie de la rente dont vous joüissez, je mépriserois

quœ tenuit dives Achœmenes
aut pinguis Phrygiœ Mygdonias opes.
Procurez moi donc seulement
Un emploi qui tout doucement
Puisse faire couler ma vie;
Ensuite si je me soucie
Du Royaume du prestre Jean,
De la Chine, de l'Indostan,
Je vous permets de me reprendre
Les dons que votre coeur trop tendre
Auroit en vain versé sur un ambitieux
Insatiable dans ses voeux.

Vous m'avez fait l'honneur de me dire, monsieur, qu'il n'étoit pas facile d'obtenir un emploi et même très médiocre de mrs les fermiers généraux, qui songent à pourvoir par préférence ceux qui leur sont aparentez. Ce qui seroit difficile pour tout autre, n'est qu'un jeu pour vous. Et comme tout est possible à votre esprit fertile en chefs d'oeuvres, tout est possible à votre crédit, soit à la cour, où favorisé du prince, acueilli des plus grands, vous avez pour ami Mr le duc de Richelieu, qui partage son temps entre Apollon et Mars

Et qui l'âme en tous lieux noblement occupée,
D'une main tient la plume, et de l'autre l'Epée.

Soit à la ville, où chacun se fait gloire de vous obliger, et où nombre d'Etrangers célèbres accourus pour vous voir des provinces les plus éloignées, vous cherchent avec autant d'empressement à Paris, qu'ils faisoient autrefois Tite Live à Rome. Mais enfin, monsieur, s'il étoit absolument nécessaire d'avoir quelque alliance avec les Dieux des richesses, voudriez vous bien me faire le plaisir de présenter cette requête à quelqu'un de ceux, avec qui vous pouvez avoir une particulière habitude?

On a beau pour Mailliard solliciter, prier
Maint et maint gracieux fermier,
Il n'en obtient emploi quelconque.
Il faut pour en avoir un passablement bon,
Etre de leurs parens, dit on;
Quelqu'un de vous, Messieurs adoncque
Voudroit il l'adopter? le ciel par sa vertu
Ne l'a fait ni tortu ni bossu.

Mr de la Popelinière, que je sais être fort de votre connoissance, monsieur, est homme d'esprit et de goût. Il aime les Muses, et se divertit quelquefois à chanter en choeur avec ces divines pucelles. Je suis persuadé que si vous lui parliez en ma faveur d'une manière bien afectionnée, vous seriez écouté, et je serois content. Un entrepos de tabac, quelque part que ce pût être, mais surtout à quinze ou vingt lieues de Paris, seroit assez mon afaire. Vous savez, monsieur, ce beau mot de Florus, amici vitam, tuam puta gloriam; et quand la postérité aprendra par ma reconnoissance, que l'immortel Monsieur de Voltaire alloit chercher les gens de Lettres, que la fortune adverse enchainoit dans un coin de province, et qu'il les en arrachoit pour leur faire ailleurs une vie plus douce, ce trait d'humanité ne lui fera pas moins d'honneur, et ne sera pas moins touchant pour les admirateurs innombrables, que les tendres sentimens de sa charmante Zaïre.

Cette lettre commencée à six heures du matin, monsieur, et presque achevée à neuf, sera terminée par où je m'aperçois un peu tard, qu'il m'eût convenu de la commencer, en vous souhaitant

Suite de bonheur et de gloire,
Et, comme dit Scarron de burlesque mémoire,
Toujours un ample déjeûné,
Des lauriers de Melpomené,
Une santé surtout qu'un sang pur renouvelle;
Voltaire, illustre ami, tu connois que sans elle,
Un immense trézor
N'est que du jus d'absinthe,
Du suc de colloquinte,
Versez dans une coupe d'or.

Madame Desforges qui parce qu'elle s'échape quelques fois dans les avenues de Parnasse, croit être intéressée à joindre ses voeux aux miens pour la conservation de l'Apollon de la France, lut hier votre Œdipe, celui de Corneille et celui du père Folart; mais elle s'est bien promis de ne relire que le vôtre. Cependant elle a été charmée de ces deux vers de Corneille, parce qu'ils présentent à l'esprit toute l'histoire d'Œdipe. C'est du ciel que ce héros continue de se plaindre:

'Il m'ofre, en m'aveuglant sur ce qu'il a prédit,
Mon père à mon épée et ma mère à mon lit.'

Au reste elle a trouvé comme moi, que des sentimens outrez et répétez sur la prédéstination et sur la liberté de l'homme, faisoient tout le merveilleux de cette Tragédie.

Il y a nombre d'années, monsieur, que vous voulûtes bien m'honorer et me gratifier du recueil de vos oeuvres. Mais il s'en faut bien aujourd'hui que l'édition ne soit complette,

D'ailleurs à force de les lire,
Mon Epouse en faisant même son manuel,
Manuel élégant, noble, spirituel,
Où son goût pour le beau trouve ce qu'il désire,
Sachez, ami, que les feüillets
En sont presqu'usez et défaits;
Nous verrons, grand esprit, savant joueur de lire
Si vous devinerez ce que cela veut dire.

Ce qui sera toujours sans emblême, c'est qu'on ne peut être avec plus d'estime, de respect et d'atachement,

Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur

Desforges Maillard