1753-06-01, de Marie Louise Denis à George Keith, 10th Earl Marischal.

J'espère Madame, que vous aurez vû vôtre oncle pour vôtre satisfaction, et son profit.
Vôtre bon sens et douceur le calmeront et le remettront, je me flatte, à la raison. N'oubliez pas surtout le contract. J'ay répondû au Roi mon Maitre de vôtre honnêteté, je ne m'en repents pas, mais je suis embarassé du retardement, et si je ne l'ai pas bientôt, je ne saurois que dire. Il y a aussi certains écrits ou poésies qu'il me faut. Je compte sur vôtre bon esprit, et permettez moi de vous représenter encore que vôtre oncle s'il se conduit sagement, nonseulement évitera le blâme de tout le monde, mais qu'en homme sensé il le doit par intérêt, les Rois ont les bras longs.

Voyons les pais (et ceci sans vous offenser) où M. de Voltaire ne s'est pas fait quelque affaire ou beaucoup d'ennemis. Tout païs d'inquisition lui doit être suspect, il y entreroit tôt ou tard. Les Musulmans doivent être aussi peu contents de son Mahomet que l'ont été les bons chrêtiens. Il est trop vieux pour aller à la Chine et devenir Mandarin, en un mot s'il est sage il n'y a que la France qui lui convienne. Il y a des amis, vous l'aurez avec vous pour le reste de ses jours, ne permettez pas qu'il s'excluë de la douceur d'y revenir, et vous sentez bien s'il lâchoit des discours ou des Epigrammes offençantes envers le Roi mon Maitre, un mot qu'il m'ordonneroit de dire à la Cour de France suffiroit pour empêcher m. de Voltaire de revenir, et il s'en repentiroit quand il seroit trop tard. Genus irritabile vatum, votre oncle ne dément pas le proverbe, modérez le, ce n'est pas assez de lui faire entendre raison, forcés le de la suivre. Horace, me semble dit quelque part que les vieillards sont babillards, sur son autorité je vais vous faire un conte. Quand la discorde se mit parmi les Espagnols conquérants du Perou, il y avoit à Cusco une Dame (je voudrois que ce fût plutôt un poëte pour mon histoire) qui se déchainoit contre Pisarro. Un certain Caravajal, partisan de Pisarro, et ami de la Dame vint lui conseiller de se modérer dans ses discours. Elle se déchaîna encore plus. Caravajal après avoir tâché inutilement de l'appaiser lui dit, Comadre veo que para hazer callar una muger es menester apretar la la garganta, ma comère je vois que pour faire taire une femme il faut lui serrer le gosier, et il la fit dans le même moment pendre au balcon. Le Roi mon Maître n'a jamais fait de méchancetés, je défie ses ennemis d'en dire une seule, mais si quelque grand et fort Preisser, offensé des discours de vôtre oncle lui donnoit un coup de poingt sur la tête, il l'écraseroit. Je me flatte que quand vous aurez pensé à ce que je vous écris vous serez convaincuë que le meilleur ami de vôtre oncle lui conseilleroit comme je fais, et que c'est par vraye amitié et sincère attachement pour vous que je vous parle si franchement. Je voudrois vous servir, je voudrois adoucir le Roi. Empêchez vôtre oncle de faire des folies, il les fait aussi bien que des vers, et qu'il ne détruise pas ce que je pourrois faire pour vous à qui je suis fidèlement dévoüé; bon soir, ne montrez pas ma lettre à vôtre oncle, brûlez la, mais dites lui en bien la substance comme de vous même.