1752-11-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Je fais partir monseigneur par la voye d'un correspondant de Strasbourg à l'adresse de M. de la Reiniere Le gros paquet qui peut servir quelques heures à votre amusement.
Plût à dieu qu'il pût un jour servir à votre gloire! mais elle n'en a pas besoin. J'ay bien plus besoin, moy, de la consolation de vous faire encor ma cour, de vous voir et de vous entendre, que vous n'en avez d'être fouré dans mes gazettes. L'ouvrage est assez maussadement copié. L'écriture pourtant est lisible. J'ay auprès de moy des gens de lettres qui ne sont pas des maitres à écrire. Enfin je mets à vos pieds le seul exemplaire qui me reste. Si je suis assez heureux pour être en état de venir passer quelque temps auprès de vous, je vous demanderai seulement permission d'en tirer une copie. Vous y trouverez la vérité, mais non pas touttes les véritez. Vous y verrez des détails qui seront encor chers quelques années (à ceux qui s'y sont intéressez), et qui disparaitront ensuitte dans le fracas des événements qui de dix ans en dix ans varient la scène du monde, et qui arment puissamment les princes de l'Europe pour de petits intérêts. Il ne reste que les grandes choses dans la mémoire des hommes, et j'oseray même vous dire que Le règne de Louis 14 attirerait peu les regards de la postérité sans la révolution qui s'est faitte de son temps dans l'esprit humain. Il a résulté de son amour pour la gloire, de ses entreprises, de ses grandeurs et de ses faiblesses et de ses malheurs, mais surtout de cette foule d'hommes éclatants en tout genre que la nature fit naitre pour luy, un tout qui étonne l'imagination; et qui forme une époque mémorable. Si on pensait aussi hautement que vous, si bien des gens avaient la grandeur de votre caractère, on ajouterait encor une aile au bâtiment que la gloire a élevé dans le siècle de Louis 14.

Quel plaisir je me ferais de raisonner de tout cela avec vous dans vos moments de loisir! Si vous saviez que de choses j'ay à vous dire! Mais quand pourai-je avoir ce bonheur? Je n'ay àprésent qu'un érésipèle escorté d'une humeur scorbutique qui me dévore, et de rétrécissements dans les nerfs. Cet hiver cy sera terrible à passer pour moy à Berlin. Il faudrait que je fusse à Naples. Nous autres français nous périssons tous. Vos colonies languedochiennes n'ont pas prospéré dans les pays froids; aulieu d'augmenter depuis 1686 elles ont diminué de moitié: c'est le contraire de ce qui est arrivé aux peuples du nord transportez en Italie. Il n'y a que Dargens qui est gros et gra.s (Il vous présente ses tendres respect). Maupertuis à force de boire de l'eau de vie s'est mis à la mort, mais il en réchappe parce qu'il est né avec un tempérament de tartare. Il n'est que fou; il vient de faire un livre, où il propose de faire des trous qui aillent jusqu'au centre de la terre, d'aller droit sous le pôle, de connaître le siège de L'âme en disséquant des têtes de géants, ou en examinant les rêves de ceux qui ont pris de L'opium. Il assure qu'il est aussi facile de voir l'avenir que de se représenter le passé, et nous nous attendons que dans quelques jours il débitera des proféties. J'ay eu bien raison de dire en parlant de Descartes, que la géométrie laisse l'esprit comme elle le trouve. Il propose sérieusement de faire vivre les hommes huit à neuf cent ans en les conservant comme des œufs qu'on empêche d'éclore. Tout est dans ce goust dans son livre. Lamétrie en comparaison a écrit en sage.

L'abbé de Prades est icy avec une pension. Je l'ay fait venir le plus adroitement du monde. C'est je croi la seule fois de ma vie que j'aye été adroit et heureux. Il m'a confié que vous luy aviez offert une retraitte à Richelieu avec des secours. Je reconnais bien là votre belle âme. Vous avez eu autant de générosité, que la fille aînée des rois et de votre grand oncle a eu de lâcheté et d'ignorance. Elle s'est déshonorée sans retour. Quel siècle que celuy où un téatin imbécille force la Sorbonne à une démarche si humiliante, et où il imagine des billets de confession qui auraient opéré autant de mal que de Ridicule sans la prudence du roy. Que serait aujourduy la France aux yeux des étrangers sans vous et sans mr le maréchal de Belleile? Nommez m'en un troisième qui ait de la réputation, je vous en défie. Vivez monseigneur le maréchal, ayez l'éclat de touts les âges, soyez heureux autant qu'honoré. Je ne puis vous dire encor quand je pouray faire un voiage pour vous, mais mon cœur est à vous pr jamais.