1752-04-15, de Charles Marie de La Condamine à Voltaire [François Marie Arouet].

Le jour même que j'ai reçu votre lettre, Monsieur, je venois de remettre votre premier volume du siècle de Louis XIV à M. le Maréchal de Richelieu, car depuis trois mois je n'ai pû obtenir cette faveur de made Denis.
Je suis encore dans l'enthousiasme, je ne finirois point si je vous disois tout ce que j'en pense, mais vous n'avés pas besoin de mes éloges; il me paroit par votre lettre que ce sont des critiques que vous demandés et quoique vous ayiés bien fait de ne pas vous adresser à moi si vous en voulés un grand nombre, je joindrai pourtant ici d'office quelques remarques très minces que j'ai jettées sur le papier quand j'ai lu vis à vis de ma plume. Il y en a quelques unes que je suis sûr que vous approuverés. Les autres ne valoient pas trop la peine d'être écrites. Je vous les envoye telles qu'elles sont. Je commencerai par vous dire que j'ai dîné aujourd'hui chez L'abbé Sallier et que j'ai oui faire beaucoup d'éloge de votre livre à un homme que vous ne soupçoneriés pas peutêtre, c'est du Clos. Il parloit comme ayant soutenu thèse contre quelques gens de mauvaise humeur et a conclu qu'on ne pouvoit imputer à un autheur quelques erreurs de fait aisées à corriger quand il en est informé. Il a surtout appuyé dans ses louanges sur le second volume que je n'ai pas encore lû et nommémt sur l'article du Jansénisme qu'il dit fait à merveille indépendament de l'agrément du stile. Je vois que c'est le morceau qui a le plus universelement plû. Quand je dis universellement j'en exclus les gens de parti, même des deux, car on dit qu'ils sont également ridiculisés. J'excepte encore les dévots. D'autres gens vous accusent de vous être fait des systhèmes et d'avoir prêté des motifs par pure conjecture. C'est un reproche banal qu'on fait à tous les historiens et qui est peut-être inévitable à quiconque n'est pas un simple annaliste. Quelqu'un a remarqué que vous n'avés rien dit de l'affaire de Vigo, et cela est vrai. Il y a peutêtre d'autres faits qui méritoient d'avoir place dans votre histoire. Vous y penserés à la nouvelle édition. Vous parlés de celle ci avec une modestie qu'on vous pardoneroit de ne point avoir: Pour moi votre impartialité me charme. J'ai appris des faits défigurés ou palliés par nos historiens, et dont vous avés retranché L'exagération de nos ennemis. Je trouve comme bien d'autres que vous élevés trop la Re Elisabeth Farnese qui est détestée en Espagne, reste à savoir si Philippe v n'est pas trop humilié dans cet endroit. Je ne me rappelle pas si vous rendés assés de justice à sa valeur reconnue de tous les Espagnols, mais ne vous reprochés vous point de n'avoir pas parlé de votre ami le Cardinal Alberoni que vous avés si bien loué ailleurs? Il me semble que vous vous êtes très habilement tiré des conjectures si fort authorisées sur le siège de Turin. Tout le monde ne pensera pas de même, mais je n'ai entendu faire de cet endroit que de mauvaises critiques, si ce n'est qu'on assure qu'il est faux que M. de la Feuillade ait été ou joué l'amoureux de feu Me La Dauphine. On n'attribue qu'à la crainte de déplaire comme courtisan et de perdre sa fortune ce que vous supposés qu'on a attribué à sa passion. Tout ceci n'est point des gens avec qui j'ai dîné aujourd'hui. Je sais que M. le M. de Noailles a fait un grand nombre de remarques. Lui et bien d'autres que vous avés consultés peuvent vous donner de bons mémoires. L'ancien garde des sceaux a prêté votre livre à son successeur, le second Tome. L'article du Jansénisme dont je ne parle que par oui dire leur aura beaucoup plu. Je ne vous apprens peutêtre rien de nouveau, mais j'aime mieux courir ce risque que de ne vous pas dire ce que je présume que vous désirés savoir. Voilà à peu près tout ce que j'ai recueilli de critiques avec mes mauvaises oreilles et ne sortant que rarement de chés moi. J'y joins ma liste de minuties. J'ai regret à trouver si peu de dates, il coûteroit peu d'en mettre un plus grand nombre sans ralentir la narration puisqu'elles sont en marge.

Mon livre a mieux réussi que je n'espérois. On me trouve un bon homme et je n'en suis pas fâché. Je n'ai à me plaindre que de M. D'Argenson qui m'avoit promis d'être mon solliciteur auprès de M. de Maurepas et depuis qu'il a sa place, de finir mon affaire au pr travail. Il y a de cela 3 ans il m'a empêché de dédier au Roi la relation d'un voyage fait par son ordre, après avoir approuvé l'Epitre dédicatoire et le Roi aussi. Il a empêché Mad. de P. d'en parler au Roi et cela après avoir dit au Pdt H. qui me l'a écrit qu'il le trouvoit bon. Il y a sept ans que je suis de retour, je n'ai point eu de récompense les 4 premiers, parce que M. de M. vouloit que je fusse remboursé de mes avances avant de me donner une pension, et les trois autres parce qu'il a plu à M. D'Argenson de la remettre après la publication d'un livre que je n'étois pas plus obligé de faire que les compagnons de voye de M. de Maupertuis l'ont été d'en faire en pareil cas. Aujourd'hui que grâces à l'apoplexie me voilà hors des entraves que m'a forgé pendant deux ans Milord Anisson je ne suis pas plus avancé qu'en arrivant en 1745. Je ne reçois à Paris que des compliments de condoléances et des félicitations de Quito sur les grâces dont on me croit comblé (et que le Roi s'étonnoit en 1748 que je n'eusse pas encore obtenues).

En parcourant la terre et l'onde
Je vois que je n'ai réussi
Qu'à faire envie en l'autre monde
Comme pitié dans celui ci.

C'est donc au Paradis que vous me renvoyés car je ne trouve que ce moyen de remplacer la double rime de pays dans vos derniers vers, qui sont trop flatteurs pour moi pour ne pas désirer de les voir complets. Vous ne vous en souvenés plus, les voici:

Voulés vous faire enfin fortune?
Hélas il ne vous reste plus
Qu'à faire un voyage à la Lune.
On dit qu'on trouve en Paradis ce pays
Ce qu'on perd aux lieux où nous sommes:
Les services rendus aux hommes
Et le bien fait à son pays.

Quant au Paradis je vous y donne rendés vous, mais n'y allons que le plus tard que nous pourrons. Nous avons ici tremblé pour votre santé, votre lettre me rassure.

Puissiés vous jusques à la fin
Conserver l'esprit, le corps sain,
Mais dussiés vous comme à Versailles
Avoir quelquefois à Berlin
Ces maudites douleurs d'entrailles
Qu'à peine calme l'anodin,
Soyés jusqu'à cent ans Voltaire
Suivés l'exemple séculaire
De notre moderne Tithon,
Qui, cartésien, centenaire
Déclare la guerre à Newton.

Aimés moi toujours un peu tout bavard que je suis. M. Chicoineau est mort, Senac est pr médecin. Je ne pense pas que m. Darget lui aille lire l'éloge de la Métrie.

LC.