4 may [1751]
Mon cher ange, Le roy de Prusse tout roy et tout grand homme qu'il est ne diminue point le regret que j'ay de vous avoir perdu.
Chaque jour augmente ces regrets. Ils sont bien justes, j'ay quitté la plus belle âme du monde et le chef de mon conseil, mon amy, ma consolation. On a quatre jours à vivre, esce auprès des rois qu'il faut les passer? J'ay fait un crime envers l'amitié. Jamais on n'a été plus coupable. Mais mon cher ange, encor une fois daignez entrer dans les raisons de votre esclave fugitif. Etoit il bien doux d'être écrazé par ceux qui se disent rivaux, d'être sans considération auprès de ceux qui se disent puissants et d'avoir toujours des dévots à craindre? ai-je fort à me louer de vos confrères du parlement? ai-je de grandes obligations aux ministres? et qu'esce qu'un public bizarre qui aprouve et qui condamne tout de travers? et qu'esce qu'une cour qui préfère Bellecour à le Quien, Coypel à Vanlo, Royer à Rameau? n'est il pas bien permis de quitter tout cela pour un roy aimable qui se bat comme Cesar, qui pense comme Julien, et qui me donne vingt mille livres de rentes et des honneurs pour souper avec luy? A Paris je dépendrois d'un lieutenant de police, à Versailles je serois dans l'antichambre de Mr Menard. Malgré tout cela mon cœur me ramènera toujours vers vous, mais il faut que vous ayez la bonté de me préparér les voyes. J'avoue que si je suis pour vous une maîtresse tendre et sensible, je suis une coquette pour le public, et je voudrais être un peu désiré. Je ne vous parleray point d'une certaine tragédie d'Oreste plus faitte pour des Grecs que pour des Français. Mais il me semble qu'on pouroit reprendre cette Semiramis que vous aimiez, et dont mr l'abbé de Chauelin étoit si content. Puis que j'ay tant fait que de courir la carrière épineuse du téâtre n'est il pas un peu pardonable de chercher à y faire reparaître ce que vous avez aprouvé? Les spectacles contribuent plus que toute autre chose, et surtout plus que du mérite à ramener le public, dumoins la sorte de public qui crie. J'espère que le siècle de Louis 14 ramènera les gens sérieux, et n'éloignera pas de moy ceux qui aiment les arts et leur patrie. Je suis si occupé de ce siècle que j'ay renoncé aux vers, et à tout commerce excepté vous et made Denis. Quand je dis que j'ay renoncé aux vers, ce n'est qu'après avoir avoir refait une oreille à Zulime et à Adelaide. Savez vous bien que mon siècle est presque fait, et que lors que j'en auray fait transcrire deux bonnes copies je revoleray vers vous? C'est ne vous déplaise, un ouvrage immense. Je le reverray avec des yeux sévères, je m'étudieray surtout à ne rendre jamais la vérité odieuse et dangereuse. Après mon siècle il me faut mon ange. Il me reverra plus digne de luy. Mes tendres respects à la Porte Maillot. Voyez vous quelquefois mr de Mairan, voulez vous bien le faire souvenir de moy? Son ennemy est un homme un peu dur, médiocrement sociable, et assez baissé. Mais point de vérité odieuse.
V.
Valete o cari.