1750-10-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon historiograferie est donnée, mes anges, madame de Pompadour qui me L'écrit me mande en même temps que Le roy a la bonté de me conserver une ancienne pension de deux mille livres.
Je n'ay que des grâces à rendre. Le bien que je dis de ma patrie en sera moins suspect, n'étant plus historiografe je n'en serai que meilleur historien. Les éloges que le chambellan du roy de Prusse donnera au Roy de France ne seront que la voix de la vérité. Mon cher et respectable amy voicy le temps où il ne faut plus faire que de la prose. Un vieux poète, un vieil amant, un vieux chanteur et un vieux cheval ne valent rien. Il vous reviendra Rome sauvée, Zulime, Adelaïde. Cela est bien honnête, et je viendrai prendre congé sur le téâtre de mon grenier. J'espère que madame Dargental viendra nous entendre. Mes derniers travaux seront pour mes anges. Je voudrois déjà être auprès de vous; je voudrais me consoler avec vous de mon bonheur. Pourquoy faut il que je sois si heureux à Potsdam, quand vous êtes à Paris? pourquoy tous les êtres pensans, et bien pensans, les gens de goust, les bons coeurs ne font ils pas un petit peloton dans quelque coin de ce monde? Quand vous reverai-je? Il n'y a pas moyen de se mettre en route dans le terrain fangeux de l'Allemagne. On ne se tire point des boues dans ce temps cy, surtout dans les abominables campagnes de la Vestphalie. Il faudra absolument attendre les gelées, alors on va comme le vent du nord, et on n'a jamais froid, car on est tout fouré dans son carosse, et on ne descend que dans des étuves. Il ne fait froid qu'en France en hiver, parcequ'on y oublie au moins de juin qu'il y aura un mois de décembre. Je ne vous oublierai jamais mes anges, dans aucun mois de l'année, dans aucun lieu de la terre, mais encor une fois, et cent fois, je n'ay ny pu ny dû refuser les bontez du Roy de Prusse. Je vois tous les jours des gens qui s'en vont au diable pour de bien moins fortes raisons. Non seulement on les aprouve, mais on les regarde comme des gens favorisez de la fortune. Or je vous jure qu'il n'y a aucune comparaison à faire de mon état avec celuy de tous ceux qui s'expatrient pour aller dire le roy mon maitre. Comptez que j'ay touttes sortes de raisons et que je n'ay qu'un seul chagrin; je n'ay aussi qu'un seul désir. Tout cela sera tiré au clair au mois de décembre, et s'il geloit plutôt, je partirois plustôt. Moy qui redoutois tant le vent du nord je L'invoque àprésent comme les poètes grecs invoquoient le zéphire. Que faites vous cependant? avez vous reçu le Quien? y a t'il toujours des tracasseries à la comédie? aplaudit on toujours des sottises qui ont l'air de l'esprit? joue t'on des opera détestables? fait on de mauvaises chansons? qui esce qui fait un plat discours à l'académie en succédant à Gilles le philosofe? Duclos n'est il pas historiografe? mademoiselle du Menil boit elle toujours pinte? en perd elle sa santé et son talent? mademoiselle Gossin croit elle toujours être grande tragique? a t'elle quelque notaire ou quelque prince? Adieu adieu mes anges, aimez moy toujours un peu.

NB bien je mets toujours au nombre des anges, ceux qui mangent le soir la côtelette, ceux qui prennent leur lait etc. etc. etc.