[c. 6 February 1749] à vous seul
Monsieur,
Vous devez être las de moy, mais vous permettrez qu'après vous avoir remercié de vos bontez, j'aye l'honneur de vous faire souvenir d'une affaire qui regarde principalement la police.
Il s'agit de cette édition en douze volumes pleines des impiétez et des ordures les plus atroces, qui fut faitte il y a un an, et à la quelle le libraire a mis mon nom.
Mr le premier président de Normandie fit faire une perquisition exacte à Rouen dans le temps que j'étois prest à partir pour aller passer quelque temps à Lunéville. Avant mon départ le libraire de Rouen, éditeur de cette infâme collection, intimidé par les recherches, me fit parler, et me fit porter parole que si je voulois l'aider à faire une édition de mes œuvres véritables, en laissant subsister la Henriade, et quelques autres ouvrages il jetteroit dans le feu les cinq ou six volumes de cette édition qui contiennent des pièces étrangères, et condamnables. J'ay seu depuis qu'un de ces volumes avoit paru en Hollande sous le nom de Volteriana, et j'aprends en arrivant à Paris que ce libraire dont on m'avoit celé le nom s'apelle Vatillon ou Ratillon, qu'il est à Paris, qu'il s'y cache pour avoir débité le portier des Chartreux et d'autres livres infâmes.
Il a mis soit à Paris, soit dans les environs son édition en 12 volumes, et il est si certain qu'il l'a cachée dans quelque magazin, et que c'est à luy seul qu'il faut s'adresser, qu'il m'en fit remettre un exemplaire à mon départ pour Lunéville.
Il est encor certain qu'on ne peut rien faire de cette édition que de la brûler.
Je vous aurois donc une très grande obligation monsieur, et le public vous en auroit une, si vous daigniez faire venir devant vous ce malheureux et l'obliger par votre autorité et par les moyens que votre prudence vous suggérera, de vous faire un aveu sincère de tout, de mériter son pardon par une soumission entière à vos ordres, et non seulement de vous remettre toutte l'édition, mais de vous avouer avec qui il en avoit fait marché, car il a un associé à Paris qui est une espèce de courtier de littérature, et je sçai que cet associé en a débité quelques exemplaires. Peutêtre monsieur sera t'il un peu difficile de déterrer cet homme de Rouen nommé Vatillon qui se cache actuellement de peur de la justice, mais il n'y a rien dont votre sagesse et votre sagacité ne vienne à bout. Je suis bien honteux de les réclamer dans de si petits objets, mais rien n'est petit pour vous monsieur, quand il s'agit de l'ordre, de la bienséance, et des mœurs; et du repos d'un citoyen qui vous est dévoué.
J'ai l'honneur d'être avec la reconnaissance la plus respectueuse,
Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire