1746-09-01, de Pierre Robert Le Cornier de Cideville à Voltaire [François Marie Arouet].

J'ay bien à vous gronder mon cher ami, qui bien aime, bien châtie.
Je me sens cependant un remords d'employer Le mot de gronder en vous parlant. Eh bien, pour concilier ces deux sentimens de mon coeur, j'ay de tendres remontrances à vous faire. 1. Vous ne ménagés point vostre santé, quelque chère que vous sachiés qu'elle me soit, et quoy que vous me l'ayés cent fois promis. Pourquoy ces débauches d'esprit qui vous tüent? a t'on seulement jamais osé tenter de faire une Tragédie en 3 semaines? La seule idée est presque un sacrilège, et vous l'exécutés, et vous vous mettés à deux doigts du tombeau. Un drame n'est ordinairement tragique que pour L'autheur qui ose l'entreprendre en si peu de temps. C'est d'avoir réussi à La mort de Cesar, qui vous enhardit à de pareils excès. On ne doit qu'une fois en sa vie joüer une partie d'Echecs de mémoire, et faire une tragédie en trois semaines.

2. Vous ne ménagés point assés dans l'académie des gens, qui avoient déjà bien de la peine à vous passer vostre supériorité. Vous l'avés trop fait sentir à plusieurs qui s'en sont plaints amèrement. N'avés vous point été bien fasché d'avoir reproché à un abé qui ne sait que lire qu'il ne savoit pas lire? n'avés vous pas senti une pitié secrète en achevant à terre ce vieux Lyrique? n'entendiés vous pas une voix qui vous crioit que l'amant qui devient heureux en devienne encor plus fidèle &c? Il faut estre doux avec ses inférieurs, et il n'est permis d'estre fier qu'avec ses égaux; et où sont les vostres? Laissés aux hommes leurs petites prétentions, on ne peut les leur arracher qu'avec La vie. Vous estes fait pour estre adoré illustre ami, je le sais; mais vous estes fait pour estre aimé mon cher ami.

Ouy descendés de vos autels,
On a vu le dieu du tonnerre
Prendre leurs formes sur la terre
Pour se faire aimer des mortels.

Ne voilà t'il pas que je vous en conte, et que de quelque point que je parte, il faut qu'avec vous je revienne toujours aux sentimens les plus tendres. C'est mon point central.

Ainsi quand un amant plein d'injuste couroux
Cherche Iris, et déjà dans son coeur la querelle,
Il la voit, il se calme, hélas elle est si belle
Qu'au lieu de la gronder il tombe à ses genoux.