De Londres, le 18 Novembre 1742
Vous êtes trop aimable, mon cher Monsieur, de ne m'avoir pas fait languir plus longtems, & d'avoir joint à votre Mahomet les deux Lettres que vous sçavez.
J'ai lu tout cela avec autant de plaisir que d'avidité: Et tout cela seroit déjà entre les mains de l'Imprimeur, si je n'y trouvois quelques difficultés qui ne doivent être applanies que par vous.
1º. Relisez, je vous prie, le commencement de l'Acte III tel qu'il est dans l'exemplaire que j'ai reçu. Vous en trouverez la copie ci-jointe: & vous reconnoîtrez, je m'assure, qu'elle a besoin de révision. En qualité de correcteur d'Imprimerie (car enfin me voilà revêtu de cette dignité pour l'amour de vous) j'aurois pu me donner des airs de capacité, & restituer le passage par mes conjectures. Mais j'ai été plus sage, j'ai craint que si je me mêlois de retoucher quelque chose, ceux qui pourroient le deviner ne s'écriassent, Voilà dans un Raphael des touches de quelque Barbouilleur; & que ceux qui mettroient le tout sur votre compte, ne disent, Voilà un endroit qui a été tâté, & où cela paroît.
2º. Il y a quelques passages que je crains de ne pas ponctuer de la manière la plus conforme à vos intentions. Tels sont en particulier les premiers vers de la p.55 & dans l'Acte IV, les premiers de la scène III.
3º. J'ai trouvé dans votre exemplaire diverses corrections qui sont conforme à l'édition de Londres; & j'ai trouvé de plus dans cette édition quelques endroits qui sont manifestement plus corrects que dans votre exemplaire. Tel est ce vers, p.7, Eût adouci des miens les longues injustices, qui doit certainement commencer par Eût plutôt que par Ont; et cet autre, p.33, Réponds, est-ce ton fils que mon bras te ravit, où votre exemplaire conserve, ton fils que ton bras me ravit; et celui-ci de la p.48, Pour juger par eux-même & pour voir par leurs yeux: au lieu de Pour juger par eux-mêmes & voir par leurs yeux. Mais il y a d'autres endroits où je ne sçai quelle leçon je dois suivre. Ainsi p.32, à l'égard de ce vers, Demain, je peux t'avoir à mon joug asservi, je doute si t'avoir vaut mieux que te voir. Ainsi p.9, dans ce vers, D'où l'on voit de Moad la campagne fertile, mon ignorance actuelle me fait un devoir de vous demander si c'est Moad ou Morad que vous avez voulu qu'on imprimât. Et dans les deux vers qui terminent la p.42: Ces nœuds, ces chastes nœuds que Dieu formoit en nous. Font un lien de plus qui nous attache à vous, je n'ose choisir entre Font et Sont. Sur un vers de la p.45 je balance un peu moins entre les deux leçons, Enfonce innocemment le poignard dans mon sein; & M'enfonce innocemment le poignard dans le sein: Mais c'est à vous à fixer mon choix. Et j'en dis autant du ta ou de la dans ce vers de la p.50, Mets ta Férocité dans le fonds de mon cœur: aussi bien que du mot œil pour celui de cœur, au dernier vers de la même page, Vois d'un cœur plus content le dessein qui me guide. A quoi je ne sçai si je dois ajouter l'exemple des premières paroles de l'Acte IV, qui doivent être, selon ce qu'il vous plaira d'en décider, De cet affreux secret la trame est découverte, ou bien, De ton affreux secret &c.
4º. Je vois que dans deux endroits où l'Imprimeur avoit mis Il s'assit, vous avez corrigé Il s'assied. Mais il y a un endroit, p.28, où il a mis & où vous avez laissé Ils s'assient. Dites moi, je vous supplie, si vous l'avez laissé par inadvertence ou parce que vous l'approuvez. Vous vous plaindrez peut-être que je détourne votre attention sur de bien petits objets: Mais souvenez-vous, s'il vous plaît, que vous êtes un de nos Auteurs classiques, & que vous risquez d'être cité quand on disputera pour sçavoir s'il faut dire Ils s'assient ou Ils s'asseyent.
5º. Je sens, Monsieur, que je vais m'oublier. Je suis convaincu qu'il ne me sied point du tout de vous proposer des doutes sur le mérite des changemens que vous avez faits à votre pièce: Et malgré cela j'ose vous demander, si lors-qu'au lieu de ce vers, p.13, Des débris de leur secte étendent la ruine, vous avez mis celui-ci que j'aime beaucoup mieux, Promènent leur fureur qu'ils appellent divine, vous avez fait attention à ces mots chargés de fers qui précèdent immédiatement. Ce n'est pas que je ne conçoive très bien que des Furieux chargés de fers peuvent promener leur fureur, puisque leurs fers n'empêchent pas toujours qu'il n'aillent d'un lieu à un autre. L'histoire au besoin fourniroit des exemples de gens chargés de fers qui ont fait de grands voyages: Et à la fureur près, l'exemple des voyages de st Paul prisonnier, viendroit ici à merveille. Cependant, comme les expressions qui ne se justifient que par réflexion sont rarement justifiées par la plupart des lecteurs, qui s'en tiennent ordinairement à la première impression que les termes font sur leur esprit, je crains (si j'ose achever de vous dire mon sentiment) qu'ils ne croyent appercevoir de la contradiction entre l'idée de gens chargés de fers & celle de gens qui promènent leur fureur. Il me semble donc que si cette idée, chargés de fers, pouvoit aumoins ne pas précéder immédiatement celle de promener, cela feroit mieux pour le plus grand nombre des Lecteurs & préviendroit toute chicane. Je conçois par exemple que la difficulté disparoîtroit si par une simple transposition de termes on lisoit:
Je reconnois toute l'indécence qu'il y auroit à vous proposer de changer vos vers de cette façon-là. Je n'ai pris la liberté de vous mettre cette inversion de vos paroles sous les yeux que pour vous rendre tout d'un coup ma pensée sensible. J'avoue après-tout que cela même me convenoit assez mal. Aussi puis-je vous assurer que je rentre en toute humilité dans ma coquille: & que je supprimerois bien vîte toute cette remarque, si mon zèle pour vous, qui seul me l'a dictée, ne m'encourageoit encore à la hazarder.
Vous avez redoublé ce zèle, Monsieur, par celui que vous me faites voir & dans votre Tragédie & dans votre Lettre au Roi de Prusse, contre le caractère & contre le système de ceux qui emploient tout ce qu'ils ont de force & d'adresse, à opprimer & à dupper saintement le genre-humain. S'il est au Monde deux caractères ou deux systêmes entre lesquels il soit impossible de rester neutre, c'est assurément d'une part, le caractère ou le systême de ces gens-là; & d'autre part, le systême ou le caractère de leurs véritables antagonistes . . . .
Les Vices & les Vertus de complexion ne sçauroient diviser le Genrehumain en deux Parties contraires: Tous les hommes ont leur part de ces Vices & de ces Vertus: la différence des uns aux autres à cet égard, soit en bien soit en mal, ne sera jamais qu'une différence du plus au moins, & une différence encore sujette à varier continuellement. Tout ce qu'une pareille différence peut raisonnablement établir, c'est une indulgence & quelques précautions réciproques. La différences des opinions spéculatives, qui semblent diviser actuellement les hommes en tant de factions contraires, n'est pas non-plus une raison solide de division: aussi ne produit-elle toute seule aucune guerre réelle entre tous les esprits d'un parti & tous ceux d'un autre. Elle ne détruit point de sa nature le lien essentiel de la vraie société. Ce lien est une bienveuillance mutuelle. Les bons esprits de tous les Partis demeurent unis par ce lien-là malgré qu'on en ait . . . .
Et ceux qui crient bien haut qu'ils forment au moins un Parti bien réellement opposé à tout autre par leur adhésion unanime à certains points de Doctrine, ces gens-là en bon françois en ont menti par leur gorge. Leur adhésion unanime est une chimère ou une pure grimace: car quand il leur échape d'articuler ce que réellement ils pensent, il ne s'en trouve jamais trois qui soient parfaitement d'accord sur tous les articles, ni même sur la plupart. J'ai pris sur le fait des Protestans qui parloient comme de bons Catholiques, & des Catholiques qui parloient comme de bons Protestans: des Déistes qui le verre à la main & le cœur sur les lèvres parloient comme de bons Chrétiens (ils l'étoient je pense sans le sçavoir) & des Chrétiens déclarés qui parloient comme de francs Déistes: des Quaquers qui parloient en Chrétiens très Philosophes, et des Chrétiens très jaloux du titre de Philosophe qui parloient en Quakers très enthousiastes. J'ai vu des Calvinistes tout étonnés de se trouver Luthériens sur l'article de la grâce, & des Luthériens qui par leur Philosophie Wolfienne, peut-être mal entendue d'eux-mêmes, se voyant attrapés par leurs propres discours dans le filet du Prédestinatianisme, s'agitoient pour tirer leur Liberté de cette prison, comme une Alouette bien farouche qu'on vient de mettre en cage. Non pourtant que leur liberté d'indifférence leur fût fort chère: mais ils craignoient que s'ils ne faisoient mine de la défendre ils ne fussent obligés d'avouer qu'ils étoient Calvinistes. J'ai vu des Catholiques Jansénistes médire de Calvin pour esquiver le reproche de Calvinisme, & puis me débiter le systême de Calvin sous le nom de Jansénius.
Ainsi tous les Partis se confondent & se mêlent réellement les uns avec les autres par le moyen des gens qui pensent tant bien que mal: Et quant à ceux qui ne pensent point du tout, comme ils ne sont réellement entrés dans aucun systême, on ne peut pas dire non-plus qu'ils soient réellement d'aucun Parti, par rapport à la spéculation. On aura beau m'objecter que le Monde est plein de gens qui ont tellement un systême distinctif, qu'on les voit en conséquence de ce systême, se harceller, se persécuter, ou du moins se haïr cordialement les uns les autres: Cela prouve seulement qu'ils sont têtus et méchans, ou qu'ils se laissent mener par des gens qui le sont. Cela ne prouve nullement qu'ils ayent pensé, ni par conséquent qu'ils ayent jamais véritablement embrassé aucun systême. Le systême n'est pas la cause ou la raison, il n'est que l'occasion ou le prétexte de la haine. La différence qui se trouve entre l'homme d'esprit et le sot semble diviser plus réellement tout le genre humain en deux Partis incompatibles. Mais après tout je ne vois pas encore que ce soit là ni ce qui les divise, ni ce qui doit les diviser tout de bon. Les sots dont la sottise est le plus grand défaut ne haïssent pas les gens d'esprit, quoiqu'ils ne sachent pas les estimer ce qu'ils valent: les gens d'esprit qui ne sont avec cela rien de pis, ont de l'indulgence pour les sots: & le grand nombre qui participe des uns & des autres, forme entre eux une espèce de Médiation qui maintiendroit toujours la paix si elle n'étoit rompue par quelque cause étrangère qui s'associe à l'esprit des uns ou à la sottise des aûtres.
Quelle sera donc enfin cette cause réelle de division? Je n'en connois point d'autre que la différence des bons & des méchants. Et j'appelle bons ceux qui veulent de tout leur cœur que chacun jouïsse librement de tous ses droits naturels ou légitimement acquis, autant que cela se peut sans préjudice des droits de la société: ceux qui souhaitent que chaque homme pense comme eux à cet égard, & qu'aucun homme par conséquent ne prétende tromper ni opprimer les aûtres: ceux enfin qui autant qu'ils le peuvent parlent & agissent conformément à cette façon de penser. J'appelle Méchans au contraire, ceux qui veulent qu'une partie du Genre-humain trompe et opprime l'autre, bien entendu qu'ils constitueront la partie qui trompe & qui opprime. J'appelle Méchans tous ceux qui pensent de la sorte, & très méchans, ceux qui pour agir en conséquence avec plus de succès y font servir le nom de Dieu et de la Religion. Voilà le vrai sujet d'une division réelle: parce que voilà qui détruit de sa nature & nécessairement le lien essentiel de la vraie société, c'est à dire d'une société cimentée ou liée par l'esprit de société. Les Méchans n'ont certainement pas cet esprit-là, quoiqu'ils ayent celui de ligue ou de cabale qui en est la copie: Et les bons de leur côté, à qui l'esprit de société inspire une bienveuillance universelle ne pouvant donner un libre cours à cette bienveuillance en faveur de méchans, sans se dépouiller de celle qu'ils doivent par préférence aux Malheureux que les Méchans veulent tromper & opprimer, il faut de toute nécessité que la bienveuillance du meilleur cœur du Monde pour les Méchans, se réduise à souhaiter qu'ils cessent de s'en rendre indignes par leur caractère, & à employer des moyens honnêtes pour empêcher qu'ils ne continuent à s'en rendre indignes par leurs déportemens. Ces moyens pourront être plus ou moins doux, selon les circonstances qui feront naître l'occasion de les employer. Mais du reste, je ne vois ni connivence, ni indulgence, ni compensation qui puisse réunir solidement des esprits divisés sur cet article, & je souhaiterois de toute mon âme que deux partis qui sont divisés à si juste titre, fussent de même bien séparés que les Bons, par exemple, habitassent un Hémisphère, & que tous les Méchans fussent mis ensemble sur l'aûtre, où ils pourroient suivre leurs principes tant qu'ils voudroient à leurs propres dépens, s'entremanger tout à leur aise, & faire de leur continent un enfer.
Je n'ai nulle envie d'aller en Amérique: Mais si l'Amérique étoit l'émisphère du Parti qui hait la fraude & la tyrannie, je m'embarquerois dès demain; & je me flatte que vous voudriez bien que nous fissions le voyage ensemble. J'irois vous prendre à Calais, au Havre, à Brest, où il vous plairoit: Je vous amènerois, pour la curiosité du fait, un evêque Anglican, un Ministre Presbytérien, un Non-Jureur et un Quaker. Vous viendriez avec un Jésuite, un Prêtre de l'Oratoire, un Capucin & un Carme: & réunis au rendez vous, tous bons compagnons, plus contens que Pantagruel & Frère Jean, sans avoir parmi nous ni Panurges, ni cafards, le front serein, l'œil gai, la tête modestement levée, la contenance libre, le corps dispos, le cœur doucement agité, la conscience nette, après avoir dit joyeusement adieu à notre continent, & déployé les voiles de notre nauf guidée par de candides Zéphirs, côte à côte d'un Yacht où la Marquise du Châtelet, avec les personnes qu'elles auroit mises de la partie, pourroit recevoir vos visites, & qui seroit ornée de Peintures & de Bas-reliefs où les Sciences & les Arts, reconnoissables à leurs symboles, paroitroient sous la forme des Grâces et de l'Amour, si vous n'aimez mieux dire des Génies; nous irions voir le bon Pays d'Alzire, où nous trouverions peut-être encore pour surcroit de joie, plusieurs espagnols qui en dépit de leur nom auroient été jugés dignes d'y être admis. N'est-ce pas une idée divine que cette séparation des Bons & des Méchans répandus dans toutes les Nations, dans toutes les Sectes, dans tous les Partis?
L'Evangile m'annonce que tous les desseins de Dieu sur l'homme aboutissent à une pareille séparation, & c'est là, selon moi, un des grands caractères de la divinité de l'Evangile. Il ne me dit point que par ce dernier Jugement, qui séparera pour toujours le Genre-humain en deux classes, Dieu mettra d'un côté une certaine Nation, ou une certaine Secte, aussi visiblement distincte des aûtres qu'un Peuple l'est d'un autre Peuple: il condamne au contraire cette idée pharisaïque, il en fait la marque du faux Judaïsme, & du faux Christianisme par cela même. Il m'enseigne que sans aucune distinction de cette nature, Dieu prendra pour seule règle de la séparation finale la différence essentielle des Bons & des Méchans. Il m'apprend par-là à ne regarder toutes les autres différences comme importantes, qu'autant qu'elles influent sur cellelà ou qu'elles en dépendent actuellement: il m'apprend par cela même à tolérer avec indulgence toutes les erreurs qui ne partent pas manifestement d'un méchant principe, ou qui ne tendent pas actuellement à l'établir: & ce qui est encore excellent, il m'apprend par là à juger sainement des différentes Nations & des différentes Sectes, à ne les pas envisager, par un principe outré de tolérance, avec une indifférence stupide. Il me fait sentir que les Nations & les Sectes méritent plus ou moins mon estime ou mon mépris, à proportion que par leurs principes avoués, & par leurs démarches publiques, elles se déclarent plus ou moins pour le systême des Méchans qui aiment à tromper & à opprimer, ou pour le systême des Bons qui jaloux des droits légitimes de tous les hommes, haïssent la Fourberie & l'oppression.
Ainsi j'estime plus la France jalouse des Libertés de l'Eglise Gallicane, que Rome qui voudroit les lui ravir, & qui chez elle même, opprimante & opprimée, donne à la fois l'exemple de l'oppression & celui d'un esclavage dont jamais Peuple ne sera longtems capable, qu'autant qu'il sera composé d'un trop grand nombre de méchans hommes, c'est-à-dire de quantité d'oppresseurs subalternes, qui en attendant quelque poste plus considérable, se dédomagent de l'oppression qu'ils souffrent par l'oppression qu'ils exercent, & qui ont intérêt que l'oppression soit en usage: et de quantité de misérables en qui le sentiment du Bien universel est tellement étouffé (par l'oppression peutêtre & par la superstition) qu'ils ne s'avisent jamais d'envisager leur misère comme partie d'une misère publique, qui devroit les faire crier à l'ordre jusqu'à ce que l'ordre fût rétabli. Que Rome change &c.
C'est ainsi que j'estime infiniment plus le Portugal secouant le joug de la tyrannie espagnole que
Les exemples ne manquent pas: & sans en aller chercher dans l'Italie & dans le Portugal, j'en aurois peut-être bien trouvé en Paÿs hérétique. Je conviens même qu'il seroit de la politesse de ne pas finir sans avoir fait cette petite façon. Mais il me semble en vérité que j'ai prêché assez longtems à l'homme du Monde qui en avoit le moins affaire. Vous vous l'êtes cependant attiré. Mais ce n'est que par le compliment que vous m'avez fait en m'envoyant votre Lettre au Roi de Prusse: Vous m'avez annoncé que je la trouverois conforme à mes principes: j'ai été flaté de la bonne opinion que vous vouliez bien avoir de moi, & je me suis laissé entraîner au plaisir de vous prouver par mes réflexions, que du moins sur ce chapitre vous ne vous étiez point mépris à mon avantage, & vous faire juger par-là de la satisfaction avec laquelle j'ai lu une lettre où j'ai reconnu en effet des principes que j'aime, soutenus de cette éloquence qui vous est particulière. Si j'y ai trouvé quelque chose à désirer, ce n'est qu'un peu plus d'exactitude dans l'exposé d'un fait, & peut être de deux. Le jeune Shepherd, que vous faites d'une aûtre religion que le Roi George 1er étoit aussi bon Anglican que le Roi, mais il étoit Non-Jureur fougueux, & c'étoit là proprement son fanatisme. Je n'ai pas voulu m'en fier à ce que j'avois dans l'esprit là dessus. J'ai interrogé, sans vous nommer, des gens capables de me bien répondre: & ce n'est qu'en vertu de leurs réponses que je prends la Liberté de vous en parler. — Oserois-je ajouter un mot sur l'Histoire des deux frères Dias? Vous citez Herréra: Je ne l'ai point. Mais Sleidan, qui a circonstancié cette histoire avec beaucoup de soin, n'appelle point le frère de Rome Barthélemy; il l'appelle Alfonse. Il ne rapporte poins le fait parmi les commencemens des troubles excités par Luther, mais sous l'an 1546, après la mort de Luther. Il ne met point la scène à Francfort, mais à Neubourg. Il ne dit point que le frère d'Italie partit de Rome dans le dessein d'assassiner celui d'Allemagne, ni qu'il l'assassina: mais qu'après avoir tâché inutilement de le gagner par de belles promesses, il feignit d'avoir été gagné lui-même par ses raisons, le pressa d'aller avec lui en Italie pour y répandre les Vérités évangéliques, le combla d'amitiés quand il vit qu'il falloit partir sans lui, pleura en lui disant adieu, lui fit accepter de l'argent, le conjura de lui donner souvent de ses nouvelles, partit, revint deux jours après, lui fit tenir une lettre par laquelle il lui conseilloit de craindre certaines gens, & le fit assassiner par le porteur, en attendant à la porte que le coup fût fait. Le récit détaillé de tout cela occupe dans Sleidan environ trois pages in folio. Sçavoir à présent s'il faut s'en rapporter à Sleidan ou à Herréra, c'est une question que je vous abandonne absolument. Quelque parti que vous preniez, votre décision m'instruira. Il ne faut pas au reste que j'oublie un endroit où votre copiste me paroit avoir omis ou changé quelque chose. Voici le passage. J'avoue que c'est mettre . . .
Ce que vous dites du caractère de Mahomet, conformément à l'idée qu'en donne votre Tragédie, m'a paru bien raisonnable. Je trouve seulement étrange qu'il soit encore nécessaire de dire ces sortes de choses. Il est assez singulier qu'on vous fasse le procès sur votre Pièce, comme si elle attaquoit la Religion Chrétienne, pendant qu'elle enlève aux ennemis de cette même Religion un de leurs lieux-communs favoris, qui est de faire de Mahomet un Personage digne d'être mis en opposition ou en parallèle avec Jésus-Christ. Il me semble que ce seroit à ces Messieurs à se plaindre, & non pas à de bons Chrétiens comme ceux que votre Pièce scandalise. Elle nous représente le premier établissement du Mahométisme comme l'ouvrage de la fourberie et de la violence: Qu'est ce que cela peut avoir de commun avec le Christianisme, dont le premier établissement s'est fait, non-seulement avec la meilleure foi & la plus grande douceur du monde, mais par une patience portée au delà de toutes les bornes naturelles que la Morale pouvoit lui prescrire, par une patience même dont l'excès n'est pas toujours à imiter, & dont l'excès n'a été un devoir formel pour les premiers disciples de Jésus-Christ qu'afin d'ôter aux hommes jusqu'au moindre prétexte de s'imaginer que son règne fût de ce monde, & dût s'établir à la façon des règnes de ce monde, par la violence ou par tout autre moyen que celui de la persuasion?
Votre lettreà Monsieur s'Gravesande fera fort bien à la suite de Mahomet. Moyennant cette addition on aura après la Tragédie la petite Pièce: Et le personnage qui est joué gaîment dans la petite, n'assortira pas mal le personage qui est joué sérieusement dans la grande. J'avois lu son livre. Vous m'en avez vangé par votre lettre. Je vous en dois mes remercimens. Il y a cependant dans cette même lettre, un endroit qui m'a embarrassé: & dussiez vous me reprocher que j'abuse de la confiance que vous m'avez inspirée, il faut que je vous fasse part de mon embarras. Pascal dit: Toutes les fois qu'une proposition est inconcevable il ne faut pas la nier, mais examiner le contraire: et s'il est manifestement faux, on peut affirmer le contraire, tout incompréhensible qu'il est. Pour réfuter cela vous dites, Deux quarrés font un cube; deux cubes font un quarré; voilà deux propositions contraires, toutes deux également absurdes. Il me semble
1º. que si ce sont là deux propositions également absurdes, l'exemple ne va pas exactement au fait. Car Pascal ne parle point de deux propositions également absurdes: dont il conviendroit sans doute avec vous que ni l'une ni l'autre ne peut être affirmée. Il a parlé de deux propositions dont l'une seroit absurde, & l'autre seroit simplement inconcevable, ce qui n'implique pas nécessairement l'absurdité.
2º. Il suppose que la proposition absurde soit la contraire, c'est à dire (si je ne me trompe) la contradictoire ou la négative de celle qu'il suppose inconcevable. Et il me semble que dans votre exemple, la seconde au lieu d'être la contraire de l'autre n'en est que l'inverse.
3º. Quoique j'ignore qu'elles étoient les vues de Pascal, & que je lui eusse peut-être contesté aussi bien que vous l'application que j'entrevois qu'il auroit voulu faire de sa règle à certaines contreverses théologiques, il me semble que sa règle n'est pas tout à fait une règle en l'air. J'avoue qu'il n'y a point de proposition vraie qu'on puisse supposer inconcevable absolument: puisqu'il n'y a point de proposition vraie qu'on ne puisse supposer concevable au moins par une intelligence infinie, comme celle de Dieu. Mais de l'évidence même de ce principe je conclus que Pascal n'a voulu parler que des propositions qui sont inconcevables relativement, soit relativement à toutes les Intelligences bornées, soit relativement à quelques unes de ces intelligences plus bornées que les autres. Or dans ce sens-là il y a certainement des propositions vraies qui sont inconcevables. On me dit que l'espace est infini. Cette proposition est inconcevable pour moi. Ne la niez pas pour cela, me dit Pascal: examinez préalablement le contraire: ce contraire quel est-il? L'espace n'est pas infini, l'espace a des bornes. Mais ce contraire, pour peu que je l'examine, je trouve qu'il est manifestement faux: car si l'espace est borné, il faut que ce soit par quelque chose qui soit hors de lui: or supposer quelque chose qui soit hors de l'espace, c'est supposer quelque chose qui ne soit nulle part, ce qui est manifestement absurde. Il faut donc bien que la proposition qui me conduit à l'absurde soit absurde elle même, ou en d'autres termes, qu'elle ne puisse être affirmée que par une fausseté. Mais s'il est faux de dire que l'espace n'est pas infini, il est donc vrai de dire le contraire: il est donc vrai de dire que l'espace est infini quelque incompréhensible que cela soit. Au reste, Monsieur, je vous assure que je ne me pique point du tout de bien entendre ces matières abstruses; & que si vous jugez à propos de n'avoir aucun égard à mon raisonnement, j'y consens très volontiers.
Je suis encore moins politique & nouvelliste que métaphysicien & philosophe. Cependant si j'avois reçu votre lettre assez tôt pour vous répondre par la dernière poste, j'aurois pu vous mander quelques nouvelles assez importantes, qui étoient encore toutes fraîches il y a trois ou quatre jours. Mais je compte que vous les sçaurez avant que de recevoir cette Lettre. Je me contente de vous en dire une, qui n'est point du tout importante, mais qui a du moins le mérite de la singularité, & que vous pourriez bien ne pas sçavoir. Vous vous êtes sans doute diverti quelquefois à lire les Avertissemens de nos Papiers; & vous aurez sans doute remarqué qu'il est assez commun d'y trouver des avertissemens de maris qui apprennent au Public que leurs femmes se sont sauvées de chez eux. J'en ai lu un il n'y a pas longtems par lequel une femme annonce que son Mari s'est sauvé de chez elle, que s'il se rendoit au gîte au bout de trois jours il seroit reçu gracieusement, & que s'il passoit le terme prescrit il pouvoit compter d'être reçu comme à l'ordinaire. Je connois un Philosophe Anglois qui m'avoit dit un jour: Les Femmes en France sont des Déesses dont les hommes sont les adorateurs: les Femmes en Angleterre ne sont autre chose que des femelles dont les hommes sont les mâles. Je demandois à un homme à qui ce mot avoit beaucoup plu, ce qu'il feroit de la femelle qui parloit dans cet avertissement. Il me répondit que c'étoit une femelle qui ne pouvoit ni ne vouloit se passer de son mâle plus de trois jours, & peut-être une maitresse femelle accoutumée à battre son mâle. Je lui demandai pourquoi on disoit que les Angloises étaient des Anges, & l'Angleterre le Paradis des femmes. Je n'en sçais rien, me répondit-il, mais s'il y en a plusieurs comme celle-là; j'appelerois plutôt l'Angleterre le Paradis des Diables . . . .
Ne direz vous pas, Monsieur, que j'ai l'esprit bien frivole, & que voilà bien du papier barbouillé inutilement? Mais que voulez-vous? j'ai eu une journée de loisir, j'ai voulu la consacrer toute entière au plaisir de m'entretenir avec vous à mon aise: Et dans l'yvresse de ce plaisir, oubliant que pour vous plaire il ne suffisoit pas de jazer, j'ai jetté sur le papier tout ce qui s'est trouvé au bout de ma plume. J'en ai honte. Je viens de relire tout ce que j'ai écrit, j'y ai fait des ratures en plus d'un endroit, & le résultat de mes réflexions a été que ces ratures, oûtre celles que j'ai faites seulement in petto, & vu ma longueur impardonable, il me falloit suprimer mon Livret, & ne vous en envoyer que le précis; réduit à la longueur ordinaire d'une lettre. Je ne le fais pourtant pas; mais ce n'est, je vous assure, que pour ne pas perdre une Poste, dans un tems où il me semble que je ne sçaurois faire trop de diligence pour me procurer les éclaircissemens que je vous ai demandés, & sans lesquels je ne sçaurois procéder à l'impression de l'ouvrage dont vous voulez bien que je sois l'éditeur. Je finis en vous demandant encore à la hâte,
1º. Ce qu'il faudra que je dise en cas de besoin, au sujet d'un Avertissement par lequel les libraires qui ont imprimé vos Œuvres à Amsterdam, ont annoncé leur nouvelle Edition de Mahomet comme la seule que vous ne désavouez pas.
2º. Si vous voulez que je me règle, par rapport à l'orthographe, sur les endroits où vous avez laissé la diphtongue oi, ou sur ceux où vous avez mis affaibli, paraître, reconnaître; & si dans ce dernier cas, il faudra changer oi en ai dans les mots tels que je faisois, je ferois, &cc.
3º. Si vous ne trouverez pas mauvais que comme éditeur d'une pièce dédiée au Roi de Prusse, je luy en envoye un exemplaire; & comment en ce cas vous me conseillez de m'y prendre.
4º