1742-10-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

J'ay reçu votre lettre du deux octobre, mais pour celle du douze septembre, il étoit fort difficile qu'elle me parvint, attendu que j'étois party le dix d'Aix la Chapelle où elle étoit adressée.
Je n'avois pas besoin assurément d'être excité à prendre vos intérêts auprès d'un prince à qui je les ay toujours osé, et osé seul, représenter. Car quoyque vous en puissiez dire soyez très persuadé qu'il n'y a jamais eu que moy seul qui luy aye parlé de votre pension. On ne paye actuellement aucun marchand. Vous savez que les tablaux de Lencret ne sont point payez. Il faudra bien pourtant qu'on s'arrange à la fin, et qu'on aquitte des dettes si pressantes. Alors j'ay tout lieu de croire que vous ne serez pas oublié. J'avoue qu'il est très dur d'attendre. Cet homme là s'empare d'une province, plus vite qu'il ne paye un créancier. Mais comme il ne perd de vue aucun objet, chaque chose aura son temps. Il fait bâtir une salle de spectacles dont l'architecture sera ce qu'il y aura de plus beau dans l'Europe en ce genre. Il aura une comédie l'année prochaine, il fonde une académie pour l'éducation des jeunes gens d'une manière bien plus utile que ce qu'il s'étoit proposée d'abord. Vous voyez que ce seroit bien dommage si un prince qui fait de si grandes choses oublioit les petites qui sont nécessaires. Je dis les petites par raport à luy, car votre pension est pour moy une très grande affaire. Je ne doute pas qu'avant qu'il soit un an je ne réussisse à luy faire agréer M. de la Bruere, qui poura avoir un employ très agréable pour un homme de lettres. Ce sera une très bonne acquisition pour Berlin, mais c'est à mon gré une perte pour Paris. Je ne connois guère d'esprit plus juste et plus délicat. Il est bien triste qu'avec ses talents il ait besoin de sortir de France.

Vous me dites qu'il est venu d'étranges récits sur le compte du roy de Prusse, d'Aix la Chapelle, mais que madame du Chastellet, ny moy nous n'y sommes point mêlez; cette restriction semble supposer que made du Chastellet étoit à Aix la Chapelle. C'est un voiage au quel elle n'a pas pensé, et si elle avoit eu à le faire, ce n'est pas ce temps là qu'elle eût pris. Je sçai à peu près d'où partent ces discours, mais il faut savoir que les faiseurs de tragédies, c'est à dire les rois et moy, nous sommes siflez quelquefois par un parterre qui n'est pas trop bon juge. Les auteurs en sont fâchez, de ces siflets, mais les rois s'en mocquent; et vont leur train. Songez à votre santé et puissiez vous avoir incessament une bonne pension assignée sur la Silesie, la quelle vaut par an à son vainqueur quatre milions sept cent mil écus d'Allemagne, toutes charges faittes. C'est ce que je vous souhaitte.

Je vous embrasse de tout mon cœur.

V.