ce 20 juin [1741] à Bruxelles
Je me gronde bien de ma paresse mon cher et aimable amy, mais j'ay été si indignement occupé de prose depuis un mois que j'osois à peine vous parler de vers.
Mon imagination s'appesantit dans des études qui sont à la poésie, ce que des garde meubles sombres et poudreux sont à une salle de bal bien éclairée. Il faut secouer la poussière pour vous répondre. Vous m'avez écrit mon charmant amy une lettre où je reconois votre génie. Vous ne trouvez point Boylau assez fort. Il n'a rien de sublime, son imagination n'est point brillante, j'en conviens avec vous. Aussi il me semble qu'il ne passe point pour un poète sublime, mais il a bien fait ce qu'il pouvoit et ce qu'il vouloit faire. Il a mis la raison en vers harmonieux, il est clair, conséquent, facile, heureux dans ses transitions, il ne s'élève pas, mais il ne tombe guères. Ses sujets ne comportent pas cette élévation dont ceux que vous traittez sont susceptibles. Vous avez senti votre talent comme il a senti le sien. Vous êtes philosophe, vous voyez tout en grand, votre pinceau est fort et hardi. La nature en tout cela vous a mis, je vous le dis avec la plus grande sincérité, fort audessus de Despreaux. Mais ces talents là quelque grands qu'ils soient ne seront rien sans les siens. Vous avez d'autant plus besoin de son exactitude, que la grandeur de vos idées soufre moins la gêne et l'esclavage. Il ne vous coûte point de penser mais il coûte infiniment d'écrire. Je vous prêcheray donc éternellement cet art d'écrire que Despreaux a si bien connu et si bien enseigné, ce respect pour la langue, cette liaison, cette suitte d'idées, cet air aisé avec le quel il conduit son lecteur, ce naturel qui est le fruit de l'art, et cette apparence de facilité qu'on ne doit qu'au travail. Un mot mis hors de sa place gâte la plus belle pensée. Les idées de Boylau je l'avoue encor ne sont jamais grandes, mais elles ne sont jamais défigurées. Enfin pour être audessus de luy il faut commencer par écrire aussi nettement et aussi correctement que luy.
Votre danse haute ne doit pas se permettre un faux pas, il n'en fait point dans ses petits menuets. Vous êtes brillant de pierreries, son habit est simple, mais bien fait. Il faut que vos diamants soient bien mis en ordre sans quoy vous auriez un air gêné avec le diadème en tête. Envoyez moy donc mon cher amy quelque chose d'aussi bien travaillé que vous imaginez noblement, ne dédaignez point d'être à la fois possesseur de la mine et ouvrier de l'or qu'elle produit. Vous sentez combien en vous parlant ainsi je m'intéresse à votre gloire et à celle des arts. Mon amitié pour vous a redoublé encor à votre dernier voiage. J'ay bien la mine de ne plus faire de vers. Je ne veux plus aimer que les vôtres. Madame du Chastelet qui vous a écrit vous fait mille compliments; adieu, je vous aimeray toute ma vie.