1740-12-23, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].

Mon cher Voltaire,

J'ai reçu deux de vos lettres, mais je n'ai pu y répondre plus tôt.
Je suis comme le roi d'échecs de Charles 12 qui marchait toujours. Depuis 15 jours nous sommes continuellement par voie et par chemin dans le plus joli temps du monde. Je suis trop fatigué pour répondre à vos charmants vers et trop saisi de froid pour en savourer tout le charme, mais cela reviendra. Ne demandez point de poésie à un homme qui fait actuellement le métier d'un charretier et même quelquefois d'un charretier embourbé. Voulez vous savoir ma vie? Nous marchons depuis 7 heures jusqu'à 4 de l'après-midi. Je dîne alors, je travaille après. Ensuite je reçois des visites ennuyantes, ensuite un détail d'affaires insipides. Ce sont des hommes difficultueux à rectifier, des têtes trop ardentes à retenir, des paresseux à presser, des impatients à rendre dociles, des rapaces à contenir dans les bornes de la justice et de l'équité, des bavards à écouter, des muets à entretenir. Enfin il faut boire avec ceux qui en ont envie, manger avec ceux qui ont faim. Il faut se faire juif et il faut être païen avec les païens. Telles sont mes occupations que je céderais volontiers à un autre si ce fantôme nommé la gloire ne m'apparaissait continuellement. En vérité c'est une grande folie mais une folie dont il est très difficile de se départir lorsqu'une fois on en est entiché.

Adieu, mon cher Voltaire, que le ciel préserve de malheur [celui] avec lequel je voudrais souper après m'être battu ce matin. Le cygne de Padoue s'en va je crois à Paris profiter de mon absence, le philosophe géomètre carre des courbes, le philosophe littérateur traduit du grec et le savant doctissime ne fait rien ou peut-être quelque chose qui en approche beaucoup. Adieu encore une fois, cher Voltaire, n'oubliez pas les absents qui vous aiment.

Federic