1740-06-02, de Henri Du Sauzet à Étienne André Philippe de Prétot.

Monsieur,

Je n'ai reçû que par la dernière poste la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 20e Mai; & quoique je sois prêt à partir pour La Haye & accablé d'affaires, je ne veux pas differer à vous en faire mes remerciemens.
C'est le hazard qui m'a fait connoître qui vous êtes, & je vous proteste que je n'ai fait aucune recherche là-dessus. Un gentilhomme de Ratisbonne venu de Paris m'a dit votre nom, & j'en ai été un peu surpris, croyant qu'il étoit de votre intérêt de rester anonime. Je vous dirai de plus que Mr le Marquis d'Argenson m'a écrit le 21 de Mai qu'il a lu la pièce en question, qui n'est pas de son goût, & il ajoute qu'on en connoît l'auteur. Je crois devoir vous en avertir, car je serois au désespoir qu'on vous chagrinât en cette occasion, & vous pouvez compter sur un profond silence de ma part. J'ai toujours répondu aux curieux que l'auteur m'étoit inconnu, & on ne tirera jamais autre chose de moi. Le païs où vous vivez exige de grandes précautions.

Je reçois, Monsieur, avec toute la reconnoissance possible les offres que vous me faites de votre amitié; j'en connois tout le prix, & soyez persuadé d'un parfait retour de ma part. Que ne puis-je vous exprimer à quel point je suis sensible à tout ce que vous avez la bonté de me dire d'obligeant! Le cœur est bon chez moi; & si je vaux quelque chose, j'ose dire que c'est par cet endroit.

Je n'ai jamais cessé d'estimer & de chérir mr de Voltaire votre ami. Je ne sai s'il est entièrement revenu à mon égard des impressions injustes qu'on lui avoit donné contre moi, mais son indifférence me paroît complette. Elle ne m'empêchera pas de lui marquer en toute occasion un sincère attachement. C'est à son mérite que j'aurai égard plutôt qu'aux avantages que son amitié pouroît me procurer. Je ne lui ai rien demandé, mais j'avouë que j'ai été piqué de certains procédés peu obligeant, & c'est à lui seul que j'ai déchargé mon cœur. Il s'est imaginé que j'avois travaillé à lui nuire auprès de mr le Cardinal & de mr le Comte d'Argenson. Je suis incapable d'une telle lâcheté; d'ailleurs c'eût été chercher à me faire du tort à moi-même. Ce qu'il y a de certain c'est que de ma vie je n'ai eu aucune relation même indirecte avec S. E. quoique je ne lui sois pas inconnu, & que je n'ai pas écrit une seule fois au comte depuis qu'il a quitté l'intendance de Tours. D'ailleurs je sai que lui & mr son frère sont intimes de mr de V. depuis l'enfance. J'écrivis à ce dernier fort obligeamment à ce dernier dans le mois d'avril, en lui envoyant quelques bagatelles qu'il m'avoit demandé, & il ne m'a donné depuis aucun signe de vie. Il avoit destiné à un libraire de cette ville certains Mémoires curieux; ayant reconnu qu'il avoit fait un mauvais choix il s'est ravisé. Il a laissé la disposition de l'ouvrage à un de ses amis qui est le mien, sans lui faire aucune mention de moi. Ainsi je ne compte en aucune manière sur ses bienfaits. Je ne l'importunerai jamais pour m'en procurer aucun, & je me flatte que quelque jour il me rendra plus de justice, si non je m'en consolerai & j'aurai la satisfaction de n'avoir aucun reproche à me faire.

Je compte sur vous, Monsieur, comme sur un ami sincère, & je suis trèspersuadé que vous me rendrez tous les services qui dépendront de vous, soit par vous même, soit par vos amis que je vous prie d'intéresser en ma faveur. Un commerce de lettres avec vous sera très-gracieux pour moi. Tâchez de me procurer quelque morceau pour ma bibliothèque, pour me dédommager des frais de la poste qui m'accablent. Tout ce qui intéresse les gens de lettres est du ressort de mon Journal. Je ne connois point la critique dont vous parlez; j'en publierai fort volontiers la réfutation dans ma Bibliothèque; me sufit que la chose vous intéresse. Mes journalistes censurent C. mais avec politesse, & en loüant ce qui le mérite. Les caractères de C. & de son gendre n'ont pas paru conformes à l'idée que l'histoire nous en donne. Cette pièce s'est très peu débitée ici, & on n'en a pas retiré les frais. Le profit a été pour les libraires de France, et c'est un malheur qu'on n'ait pu les prévenir. Imprimer des ouvrages d'un certain genre, c'est travailler pour les corsaires parisiens, quand on n'a pas les moyens de les introduire chez vous. Cela est fort dégoutant. Je n'ai aucune nouvelle du paquet envoyé à Londres, que les glaces ont retenu dans ce pays pendant tout l'hyver. Il faudra s'en défaire comme on pourra.

Je ne puis, Monsieur, vous rien dire de positif sur le Recueil de poësies dont vous me parlez. Je voudrois voir de quoi il s'agit avant de me déterminér, & être assuré de la vente d'un nombre d'exemplaires. Je ne suis point à mon aise, ni en état de risquer une certaine dépense, quoique je sois rempli de bonne volonté. Ma situation présente me défend d'en suivre tous les mouvements.

Je vous prie de faire mille compliments à mr Philippe votre ami, qui me paroit un homme fort estimable, & très-propre à donner de sages conseils.

Je vous embrasse de cœur & j'ai l'honneur d'être avec les plus vifs sentimens d'estime & d'attachement que je vous ai voués,

Monsieur,

Votre très-humble & très-obéissant serviteur,

H. D. S.